10 janvier 2006

CORNELIUS à la TOUR D'ARGENT

CHAPITRE IV


Ce n’était pas encore l’aube, et pourtant le ciel déjà semblait pâlir. Toutes les étoiles n’étaient plus visibles, et les nuages se dispersaient lentement au gré de la brise qui soufflait sur l’île endormie.
Après le départ de Niniane, Morgane était restée seule à mûrir son plan. Maintenant que la jeune Eylinn lui avait confirmé que Morrigann et Esméralda étaient toujours en vie, il lui fallait agir au plus vite…
Elle jeta sur ses épaules une cape sombre et quitta sa maison pour s’engager vers le bosquet au pied du Tor. Elle marchait d’un pas décidé, ne prenant pas le temps de contempler la voûte étoilée, se laissant guider par la faible lueur d’une lune déclinante.
Au bout de quelques instants elle parvint à l’entrée de la grotte. Elle sentit l’humidité suintante de la pierre froide lui chatouiller les narines. Elle réprima un frisson et pénétra dans l’ouverture sombre.
A quelques pas de l’entrée, elle trouva une torche et des allumettes. Elle alluma le flambeau et attendit que la flamme soit assez robuste avant de poursuivre son périple.
Au bout d’une dizaine de mètres, elle arriva dans une salle circulaire où des torchères attendaient d’être allumées à leur tour.
Morgane éclaira la salle et contempla l’autel de pierre sur lequel reposaient la Coupe et la Lance…
Ces deux symboles chrétiens qui avaient tant fait courir les preux chevaliers du Moyen Age dormaient ici, sur cette terre païenne, depuis plus de 900 ans maintenant, et Morgane songea que l’ironie de l’existence trouvait là un de ses plus belles illustrations.
Mais ce n’était pas pour ces reliques qu’elle était venue ; au pied de l’autel se trouvait un grand coffre de bois aux ferrures de bronze.
Morgane l’ouvrit et la lumière des flambeaux caressa le fourreau d’Excalibur.
Ce fourreau de velours et de cramoisi, Morgane avait sué sang et eau pour le broder, y insérant toute la magie protectrice d’Avalon au travers des runes de fil d’or. Trois jours de jeûne et de prière, trois jours de torture pour offrir au Haut-Roi de Grande Bretagne le symbole de sa puissance… après sa trahison et sa conversion, Morgane avait exigé d’Arthur la restitution de l’épée. Mais elle savait que sans elle, le trône vacillerait sous les attaques incessantes de ses ennemis. Aussi, le jours où elle revint dans l’île, l’arme au côté, elle la sortit de son fourreau et la jeta dans les eaux du lac. Car cette arme qui avait été souillée par la trahison et le mensonge, ne devait plus jamais servir. Mais son fourreau possédait des vertus magiques, et il était hors de question qu’il disparaisse.
C’est pourquoi elle l’avait déposé là, auprès des reliques sacrées.
Morgane contempla le fourreau et le sortit du coffre. Il protégeait à présent une épée en diamant, aux ornements d’or et de zircons. C’était une épée de femme, et sa finesse témoignait de sa qualité.
Elle avait été forgée par le Petit Peuple, à la demande de Morgane, sitôt après qu’elle ait reçu l’enseignement de Merlin concernant l’existence des Immortels.
Deux autres exemplaires furent ensuite forgés, l’un pour Morrigann et l’autre pour Esméralda. Morgane avait tenu à ce qu’elles portent avec elle une part d’Avalon et de ses mystères…
Lentement elle saisit la poignée et laissa la lame glisser hors du fourreau. Les lumières des torches se reflétèrent sur la lame comme sur un prisme, et le scintillement illumina la salle humide.
Morgane contempla les bribes de son visage que lui renvoyait l’épée, elle s’attarda sur le croissant de lune qui ornait son front. Il lui faudrait le dissimuler à nouveau, songea t-elle en rengainant l’épée dans son fourreau.
Elle déposa l’épée et s’agenouilla devant le coffre. Des rouleaux de parchemins en tapissaient le fond. Elle se pencha et saisit un livre de cuir à la couverture usée et à la tranche fatiguée.
Le Livre des Secrets.
Le livre de Merlin.
Dans ce livre, il avait consigne tout son savoir et toute l’histoire d’Arthur et de la Table Ronde. C’était un véritable trésor, et Morgane le connaissait par cœur, pour avoir vécu la plupart des événements relatés dans ces pages. Lorsqu’elle l’ouvrit, les pages tournèrent jusqu’à la saignée laissée par l’arrachage des trois feuillets manquants.
- Lebeau… pourquoi ?
Ses paroles murmurées du bout des lèvres rouvraient une blessure dans le cœur de Morgane… son regard devint vague, et les souvenirs affluaient…
… l’hiver tardait à mourir et déjà les premiers Feux de Beltane s’allumaient dans les bosquets sacrés. Comme chaque printemps depuis l’aube des temps, les tribus célébraient la Déesse-Mère et la victoire du Dieu Cerf sur l’hiver ; durant ces cérémonies, de jeunes vierges s’offraient à l’incarnation du Dieu qui venait les visiter… bien des enfants étaient nés de ces unions sacrées, et cette année encore, le Roi-Cerf engendrerait les fils et les filles de la Déesse…
Morgane avait vécu ses premiers feux de Beltane dans le sang et la souffrance ; par un odieux procédé, Viviane, alors grande Prêtresse d’Avalon, l’avait offerte à son jeune frère appelé à monter sur le trône de Grande-Bretagne. Longtemps la jeune femme en avait voulu à celle qu’elle considérait comme sa seconde mère. Avec le temps elle avait fini par comprendre les desseins de Viviane, et Merlin avait achevé de lui expliquer pourquoi il en avait été ainsi.
Aujourd’hui cette tradition des Feux n’est plus célébrée que par les rares initiés ; ceux qui croient encore aux légendes et qui allument ces feux, dans l’espoir de voir apparaître une fée, ou une incarnation de la Déesse…
Sur Avalon, les novices destinées à sacrifier au rituel des Feux de Beltane se préparaient en silence. Après une semaine de jeûne elles s'apprêtaient à gagner l’autre rive, guidées par Morgane.
Cette dernière avait appelé la Barge sacrée dans une langue inconnue des jeunes femmes, et lorsque la brume descendit sur les eaux tranquilles du lac, un bruit de clapotis se fit entendre, avant que la silhouette de la barge ne se détache du brouillard. Morgane et les jeunes filles prirent place entre les rameurs silencieux, ces petits hommes difformes au corps peint et aux cheveux couleur de bruyère. Le Petit Peuple célébrait lui aussi les feux de Beltane, et les chants qui leur parvenaient à présent de l’autre rive s’élevaient au milieu de la fumée des foyers…
Lorsque la barge effleura les roseaux de l’autre rive, Morgane descendit la première. Sur la berge se trouvaient trois femmes d’âge mûr, qui s’inclinèrent devant la Prêtresse. Elle leur rendit leur salut et s’écarta pour laisser passer les jeunes filles.
Les trois femmes les prirent avec elles et elles disparurent, angoissées et excitées par cette aventure dont elles connaissaient le cérémonial par cœur, tout en ignorant à quelle réalité il correspondait.
Demeurée seule sur la rive, Morgane regarda autour d’elle ; des feux avaient été allumés un peu partout dans les bosquets. Elle pouvait deviner des ombres qui déjà se livraient à la communion sacrée, tandis qu’au fond des bois le brame d’un cerf déchirait le silence de la nuit.
Alors pour une raison inconnue, Morgane décida de rester un peu sur la rive. D’un geste léger elle congédia la barge que les rameurs firent disparaître dans la brume, puis elle fit quelques pas jusqu’à l’orée du bois. Le visage dissimulé sous sa cape, elle marchait lentement, évitant de s’approcher des feux pour ne pas déranger les couples qui se mêlaient dans un rituel millénaire. Elle s’imprégna du parfum des arbres, laissa la fumée des feux chatouiller ses narines. Elle inspira profondément et repensa à sa propre expérience ; aussi traumatisante fut-elle, elle en gardait paradoxalement un souvenir agréable…
Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas qu’elle se fût bien avancée dans la forêt, et qu’autour d’elle les feux se faisaient de plus en plus rares. Guidée par la seule lumière de la lune, elle progressait sur un sentier de mousse, jusqu’à un foyer isolé, bien à l’abris dans un bosquet de noisetiers.
C’est alors qu’elle ressentit dans sa poitrine comme une présence. Un sentiment d’oppression s’empara d’elle, et elle comprit trop tard ce qui lui arrivait.
Elle était maintenant parvenue devant le feu, et un homme était accroupi, en train de jeter des branches de sapin dans les flammes.
Il lui tournait le dos, mais elle n’avait pas besoin de voir son visage pour le reconnaître :
- Bonsoir Rémy…
L’homme se redressa, mais ne se tourna pas vers elle :
- Curieuse coïncidence que de te retrouver justement ce soir, tu ne trouves pas ?
Morgane balaya la clairière du regard, à la recherche de quelque chose, mais la vois de l’homme la rappela à lui :
- Si tu cherches mon épée, sois sans crainte : ce soir, cette terre est sacrée. Il ne t’arrivera donc rien…
Sur ces mots il se retourna vers elle :
- … du moins, rien de dangereux…
Il n’avait pas changé. Son visage était toujours aussi beau, et une barbe mal entretenue lui dévorait les joues et les tempes. Ses cheveux bruns, regroupés en un catogan, lui tombaient sur les épaules. Il portait une chemise ample et un pantalon sombre.
Son sourire éclatant fit frissonner Morgane.
- Tu es toujours aussi belle, Morgane des Fées. Comme au jour de notre première rencontre…
- Ce jour est bien loin, désormais, répondit Morgane d’un ton qui se voulait le plus neutre possible. Mais que viens-tu faire en ces lieux ?
- Je te cherchais.
Morgane considéra un instant Lebeau d’un air incrédule : était-ce encore un de ces tours de charme auquel jadis elle s’était laissée prendre, ou bien était-il sincère ?
- Pourquoi ce soir ?
- Il est particulier pour moi. Tu n’as pas oublié, j’espère ?
Comment oublier, se demanda Morgane, alors que le souvenir de leur étreinte lui revenait en mémoire. Cette nuit-là, ils avaient fait l’amour au pied d’un feu qui les avaient réchauffé toute la nuit durant. Longtemps elle porta dans sa chair les traces du plaisir pris entre ses bras…non, elle n’oublierait jamais cette nuit avec Rémy Lebeau.
Morgane tenta de chasser ces souvenirs en interrogeant à nouveau Lebeau :
- Je suis là, maintenant. Que me veux-tu ?
- Ton pardon.
Morgane leva les sourcils.
- Mon pardon ?
- Pour avoir volé le Livre des Secrets…
Un silence pesant s’installa entre eux. Morgane sentit la colère monter en elle, et elle s’avança vers le feu afin d’y réchauffer ses mains :
- Tu t’es enfuis il y a vingt ans de cela en emportant le Livre des Secrets avec toi, alors que je t’avais ouvert les portes d’Avalon et fait partagé ses secrets les plus intimes. J’avais confiance en toi, et tu as trahi cette confiance le jour même où en ces lieux je m’étais offerte à toi… je t’ai cherché durant sept longues années, en vain…
- J’ai beaucoup voyagé durant tout ce temps…et j’ai rencontré cet homme, qui connaissait l’existence du Livre des Secrets. Il a demandé à le voir, je lui ai proposé de me l’acheter…
Morgane se tourna vers Lebeau, les yeux brillants de colère :
- Tu as vendu le Livre !
- Non ; au dernier moment j’ai renoncé. L’homme a demandé si il pouvait tout de même le consulter… c’est là qu’il s’en est emparé. J’ai réussi à le lui reprendre au terme d’une longue traque ; mais il était incomplet…
- Que dis-tu…
Morgane était devenue livide ; la colère et la haine envers Lebeau crispaient ses poings.
- Il manquait trois pages en son milieu, reprit Lebeau sans détourner le regard du visage de Morgane. J’ignore ce qu’elles contenaient… je suis désolé.
- Tu es désolé ! Crois-tu que ça suffira à éviter ma colère ?
La voix de Morgane avait changée. Soudain Lebeau eut la sensation qu’elle avait grandie. Autour d’elle l’air se mit à tournoyer, et les flammes se ravivèrent. Le voleur recula d’un pas, impressionné par la colère de la prêtresse.
- Attends avant de t’emporter, Morgane… j’ai quelque chose à te montrer :
Il s’accroupit et fouilla dans un sac de cuir d’où il sortit un grimoire enveloppé dans un tissu de lin :
- Je te rends ce qui t’appartient.
Morgane ouvrit de grands yeux en voyant Lebeau lui tendre ce qui devait être sans aucun doute le Livre des Secrets. Ainsi il était revenu après toutes ces années, pour lui remettre l’héritage de Merlin.
Ce revirement la décontenança quelque peu. Partagée entre colère et satisfaction de remettre enfin la main sur l’un des trésors les plus chers d’Avalon, elle s’avança et tendit les mains pour accueillir le livre.
A cet instants sa main entra en contact avec celle de Lebeau. Leurs regards se croisèrent et elle lut dans les yeux du cajun de la tristesse et une profonde mélancolie.
Au lieu de fuir l’étreinte, elle prolongea le contact.
Sa main était rugueuse, mais ses paumes étaient douces. Elle avait gardé le souvenir de ses caresses sur son corps, et le contact eut pour effet d’apaiser sa colère :
- Pourquoi, Rémy…
Lentement il s’avança vers elle.
Curieusement, elle ne recula pas. Et lorsque les lèvres du cajun effleurèrent les siennes, elle se sentit traversée par une sensation bienfaisante et électrisante à la fois. Elle lui rendit son baiser avant de reculer, le livre contre sa poitrine :
- Explique-moi pourquoi tu as fais ça… pourquoi avoir volé ce trésor, alors que si tu me l’avais demandé je te l’aurais confié sans hésiter !
Lebeau dévisagea Morgane : comme elle était belle, sa longue cape couvrant ses épaules, ses cheveux tombant sur sa poitrine, ses yeux embués de larmes… il la désirait, comme il l’avait désiré au premier jour de leur rencontre.
- Morgane, si tu savais combien j’ai honte, combien je regrette…
Elle sentit la sincérité de sa voix.
Alors elle décida que l’heure était venue pour lui de payer pour sa faute. Mais son cœur était déchiré entre sa passion et la raison. Elle s’avança vers lui et l’embrassa ; un baiser fougueux et entier…A cet instant Morgane cessa d’être prêtresse d’Avalon pour redevenir la jeune novice qui s’offrait pour la première fois au dieu sous les traits d’un homme portant les ramures d’un cerf. Elle se souvint de sa première fois, des années, des siècles auparavant, et elle s’offrit à Lebeau.
Et pour la première fois depuis des années, Morgane sacrifia au rite des Feux de Beltane, avec le seul homme qu’elle ait vraiment aimé…
Après qu’il se soit endormi dans ses bras, elle le renversa doucement sur le côté. Elle se pencha sur lui et posa sa main sur son front. Le contact devint brûlant, et Morgane prononça quelques mots dans la langue du petit peuple.
- Que ce moment soit pour toujours enfoui au plus profond de ta mémoire, Rémy Lebeau. Que jamais plus tu ne te souviennes de moi, d’Avalon, et du Livre des Secrets. Que ces souvenirs demeurent à jamais dans les méandres de ton âme…
Lebeau grimaça et s’évanouit au contact de la main de Morgane.
Elle se leva et le regarda avec un mélanger d’amertume et de pitié :
- Désormais seule une prêtresse d’Avalon initiée pourra te libérer de ces souvenirs. Et si à ton réveil tu ne te rappelleras plus de rien, moi en revanche, je garderai en moi ton souvenir pour l’éternité. Adieu, Rémy Lebeau…Puisse le Destin ne jamais nous rassembler…
Et sur ces mots elle quitta la clairière, laissant des larmes couler sur ses joues glacées…

Morgane sortit de la grotte, son épée entre les mains.
Elle regagna sa demeure, et déposa l’arme dans son fourreau sur son lit. Elle ouvrit un coffre au pied de son lit et en sortit un jean et un pull de laine grise.
Elle tandis que le feu mourait dans la cheminée, la grande prêtresse abandonna sa robe et ses attributs avant d’enfiler ses nouveaux vêtements, prélude à son retour sur les rives de l’autre monde…

L’aube pointait maintenant à l’horizon, et Morgane foula les berges du lac en silence. Elle portait un sac sur son épaule, duquel dépassait son épée soigneusement enveloppée dans un velours neutre.
Au moment où elle était sortie de sa demeure, elle avait aperçu la silhouette de Niniane devant la Maison des Vierges. Mais elle ne s’était pas arrêtée.
Niniane avait compris que si elles s’échangeaient un regard, les deux femmes ne pourraient s’empêcher de songer que peut-être ce serait là le dernier ; et toutes deux s’interdisaient de penser à cette extrémité. Aussi la vieille prêtresse avait-elle suivi Morgane des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans la brume du rivage…
Morgane scruta la brume en silence. Elle laissa tomber son sac à terre et inspira profondément l’air frais et la rosée du matin.
Puis elle ferma les yeux, ouvrit ses mains, et exécuta un geste millénaire. Quelques instants plus tard, la brume se dissipa et la prêtresse distingua la silhouette des rameurs et de la barge sacrée…

Tandis que les rames fendaient l’onde, Morgane se tenait debout à la proue, le visage fermé. Elle n’avait jeté aucun regard en arrière, et lorsqu’elle avait senti le rideau de brume se refermer sur Avalon, son cœur s’était serré dans sa poitrine. Le sentiment oppressant que jamais elle ne reverrait les siens l’avait envahi un court instant, mais elle s’était efforcée de chasser ce spectre de sa tête.
La barge glissait sur les eaux du lac, jusqu’ à ce qu’elle arrive en vue de la berge. Alors les petits hommes cessèrent de ramer, et l’embarcation atteignit le rivage. Morgane descendit et salua le Petit Peuple d’un geste de la tête. Un sourire mélancolique leur fut adressé, et l’un des rameurs répondit à la salutation de la Dame du Lac.
Puis Morgane se retourna et entama son retour à la civilisation…



Cornélius et Cuchùlainn échangeaient quelques assauts dans la salle d’arme de ce dernier.
Totalement remis de ses blessures, à l’exception de la balafre qui remplacerait désormais son œil gauche, Cornélius transpirait à grosses gouttes tandis que son adversaire multipliait bottes et parades.
Cela faisait une demi-heure que les deux hommes s’étaient enfermés alors que la pluie martelait les vitres de la salle d’arme. Après un échauffement au boken, ils avaient choisi leurs armes respectives pour se livrer à fond dans la bataille.
Le sang avait giclé des entailles et des cicatrices, mais loin de les décourager, leur motivation allait grandissante au fur et à mesure que la fatigue se faisait sentir. Finalement, après un ultime assaut de Cornélius paré par son adversaire, les deux hommes éprouvèrent le besoin de souffler :
- Ca faisait longtemps que je n’avais pas souffert autant, murmura Cornélius en jetant son épée sur l’un des tapis de sol entassés devant un espalier. En tout cas ça fait un bien fou !
- Et ça soulage, ajouta Cuchùlainn qui s’épongea la nuque et le front avec une serviette.
Cornélius fit quelques pas en direction de la vitrine dans laquelle dormaient quelques superbes pièces de la collection de son ami. Il reconnut sans mal la pièce maîtresse, qui trônait en son centre : une magnifique épée à deux lames, semblable à un diapason.
- Tir Inna M’Béo…
Cette épée, Esméralda avait risqué sa vie pour la récupérer des mains de Walter Reinhardt, l’année de sa mort. Cette même année avait vu le retour de Lebeau et la résurrection de Cuchùlainn…
Chassant ces souvenirs, Cornélius se tourna vers son ami :
- Je vais rester ici un jour ou deux, le temps de retrouver mon meilleur niveau, puis je partirai à la recherche d’Esméralda.
Cuchùlainn rangea son épée dans le rack où se trouvaient les lames d’entraînement, et se dirigea vers un minibar d’où il sortit deux canettes de coca.
- Reste ici le temps qu’il faudra, ami, dit-il en lui lançant une canette. Si tu veux, je t’accompagnerai dans tes recherches.
- Nous en avons déjà discuté, je dois y aller seul. Si les gars qui la traquent s’en prennent à moi, je pourrai m’en tirer si je suis seul. Si tu viens avec moi, je ne serai pas tranquille.
- Tu oublies que je suis de taille à me défendre seul, ami.
Cornélius sourit :
- C’est pas ce que j’ai voulu dire…
Il s’interrompit : les deux hommes ressentirent la présence toute proche de Morrigann et ils se tournèrent vers la porte au moment où celle-ci s’ouvrir sur la compagne de Cuchùlainn :
- Ca sent le mâle, ici ! Grimaça t-elle en se dirigeant vers une fenêtre qu’elle ouvrit, laissant la pluie tomber sur le rebord.
Cuchùlainn s’approcha d’elle et déposa un baiser sur son front.
- On va se doucher.
- Je sors, j’ai quelque chose à faire dehors, lui répondit Morrigann.
Cuchùlainn l’interrogea du regard, mais il croisa celui de sa compagne et reconnut dans ses yeux cet air qui lui disait ne pose pas de questions si tu ne veux pas qu’on se prenne la tête.
- Je peux au moins savoir où tu vas ? Demanda t-il d’un ton grave.
- Je serai de retour avant la nuit, ne t’inquiète pas, lui dit-elle en caressant sa joue.
Cornélius la regarda quitter la salle d’arme et s’approcha de son ami :
- Un problème ?
- Rien que je ne puisse résoudre, ne t’en fais pas…
Mais en regardant la porte se refermer sur Morrigann, Cuchùlainn fronça les sourcils.
*

Morrigann regarda le compteur du Touareg flirter avec le 150 et leva le pied. Elle n’était plus sur l’autoroute, et la départementale qui conduisait à la petite ville de Schirmeck était fréquentée. Bientôt elle traverserait Schirmeck,et s’engagerait sur la route du col conduisant au Donon…
Les mains crispées sur le volant, elle n’écoutait pas la musique diffusée dans les haut-parleurs, et d’un geste elle coupa le lecteur CD.
La douleur qu’elle avait ressentie ce matin au réveil continuait à lui vriller le front, et elle comprenait ce que cela signifiait. Mais pour qu’elle en soit absolument sûre, il lui fallait accomplir quelque chose.
Seule.
Une heure après avoir quitté Strasbourg elle gravissait les pentes de la montagne en direction du col du Donon.
Arrivée en vue des panneaux indiquant le sommet, elle continua sur la petite départementale jusqu’ à un chemin forestier qui s’ouvrait sur sa droite et montait vers le sommet.
Morrigann engagea le Touareg dans le chemin boueux et monta cahin caha pendant deux kilomètres jusqu’à un petit parking devant une maison forestière.
Elle gara le Touareg sur le parking et descendit de voiture. Elle sortit du coffre une paire de chaussures de marche qu’elle chaussa, laissant ses baskets dans le coffre.
Il ne pleuvait plus, mais les nuages sombres étaient menaçants. Morrigann se dit qu’il lui fallait faire vite, d’autant que la nuit n’allait pas tarder à tomber.
Elle s’éloigna de la voiture et s’engagea sur un petit chemin forestier qui s’enfonçait à travers la forêt…

Après une demi-heure de montée, Morrigann arriva en vue d’un plateau dégagé. Elle reprit son souffle et considéra le sommet de la montagne avec satisfaction. Plus que quelques minutes et elles serait arrivée, songea t-elle. Elle reprit sa marche sur un chemin qui était moins pentu, et qui longeait le sommet de la montagne. Des buissons de genêts et des bosquets de mûriers jalonnaient le sentier, qui soudain bifurqua sur la gauche. Morrigann grimpa et arriva enfin à son but :
Devant elle, une esplanade de mousse et d’herbes abritée par une rangée de conifères marquait l’entrée du sanctuaire du Donon. Sur sa droite, sept stèles de grès roses érodées par les pluies et le temps se dressaient dans un arc de cercle. Ces stèles représentaient les divinités gauloises vénérées autrefois sur ce plateau, et ils se tenaient là, tels les gardiens du lieu.
Morrigann traversa l’esplanade et se fraya un chemin entre les pierres dispersées sur ce qui fut autrefois l’emplacement d’un temple.
Face à elle, une colline et un promontoire rocheux sur lequel se dressait un temple de grès.
C’est ce temple que Morrigann cherchait à atteindre, et elle y parvint au bout que quelques minutes.
Les lourdes colonnes de pierre portaient encore la trace des pluies récentes, et Morrigann passa sa main sur la pierre froide et humide.
Un sentiment de sérénité l’envahissait doucement, et elle pénétra dans le temple, marchant entre les colonnes. Elle se laissa imprégner par la majesté du lieu, tout en harmonisant sa respiration avec la brise qui soufflait glaciale entre les colonnes.
C’est alors que la douleur se fit à nouveau ressentir. Morrigann grimaça en portant la main à son front, et elle sentit une brûlure lui piquer les doigts.
A ce moment elle comprit.
Elle s’était observée longuement dans le miroir de la salle de bain ce matin, scrutant son front entre ses sourcils, à la recherche d’une trace éventuelle, d’une cicatrice pouvant expliquer cette douleur, mais elle ne remarqua rien. C’est sous sa douche qu’elle eut soudain cet éclair : cette douleur ne pouvait être que la manifestation du pouvoir d’Avalon ; et si tel était le cas, il lui fallait s’assurer que celle qui cherchait à la contacter était bien celle à qui elle pensait…
Pour cela, il lui fallait entrer en communication avec elle, et seul un sol sacré, une terre mystique favoriserait le contact au-delà de l’espace et du temps. Aussi Morrigann avait-elle choisi le sanctuaire du Donon...
A présent il lui fallait agir ; déjà le soleil déclinait à l’horizon.
Elle quitta le promontoire rocheux et rassembla des brindilles pour allumer un feu. Le bois était mouillé, mais elle parvint tout de même à constituer une petite réserve de bois sec.
Elle disposa les brindilles et sortit de la poche de son blouson un bloc d’allume-feu qu’elle enflamma avec son briquet.
Elle laissa tomber le bloc sur les brindilles, et aida à la prise des flammes en soufflant sur le bois. Il moussait, évacuant l’humidité, et craquait sous l’effet des flammes.
Bientôt un petit feu brûlait devant le temple.
Morrigann glissa une main dans son corsage et retira une petite bourse de cuir qu’elle ouvrit avant d’en déverser le contenu dans son autre main. Une fine poudre violette tomba sur sa paume ouverte, et elle la dispersa sur les flammes. A ce moment une fumée s’éleva, opaque et suffocante.
Morrigann grimaça mais se tint droite au milieu de la fumée. Elle ouvrit la bouche et de ses lèvres sortit une incantation dans une langue oubliée des hommes.
Elle écarta les bras et la fumée se mit à danser et à changer, jusqu’à former les contours d’un visage.
Morrigann contempla la forme prise par la fumée et baissa ses mains :
- Morgane…
Alors la fumée continua à se mouvoir, et la forme de ce qui devait être les lèvres du visage s’ouvrit. Aucun son n’en sortit, mais Morrigann entendit la voix de la Grande prêtresse dans sa tête :
- Voici venir le jour où j’appelle à moi mes enfants.
Morrigann reconnut sans peine la voix de Morgane, et son cœur fit un bond dans sa poitrine.
- J’ai quitté la douceur et la tranquillité de l’Ile Sacrée pour regagner l’autre rive, à la recherche de celle qui est en danger…
Morrigann ouvrit son esprit et ferma les yeux :
- J’ai ressenti la marque ce matin, signe de ton retour parmi nous. Qu’arrive t-il pour que la Dame du Lac sorte ainsi de sa réserve ?
- Esméralda est en danger.
- Je le sais. Cornélius est venu trouver Cuchùlainn il y a deux jours maintenant. Des hommes l’ont torturé et ont posé des questions sur elle.
- Sait-il où elle se trouve ? Demanda la voix de Morgane.
- Non. Du moins c’est ce qu’il nous a dit. Mais je le crois sincère.
- Un danger nous menace, Morrigann. Tu possèdes au fond de ton âme un secret que jadis j’y ai enfoui pour le bien de tous. Esméralda possède elle aussi ce savoir,mais comme toi elle l’a oublié parce qu’ainsi en avais-je décidé… ce secret peut nous conduire à notre perte…
Morrigann fronça les sourcils. La douleur devenait plus vive,mais elle n’ouvrit pas les yeux, se concentrant sur la voix de Morgane :
- De quel secret parles-tu ?
- Il demeure à jamais au fond de ton âme. Mais le jour où s’accomplira la Prophétie tu sauras… il faut à tout prix que nous retrouvions Esméralda avant eux. Et lorsque nous serons à nouveau rassemblées, nous regagnerons Avalon le temps que les choses rentrent dans l’ordre…
- Je ne peux pas.
Morrigann regretta aussitôt ses paroles, mais il était trop tard.
- Je suis en route pour la Nouvelle-Orléans. Je rencontrerai Lebeau et le persuaderai de m’aider. Quant à toi, rejoins-moi au plus vite. Ensemble nous la retrouverons, et à ce moment il sera temps d’aviser…
La voix de Morgane commençait à se faire plus lointaine, et Morrigann eut beau se concentrer, elle sentit que son pouvoir diminuait.
Dans un ultime effort elle tenta encore de communiquer avec Morgane :
- Cuchùlainn…
- Ne dis rien. Pars seule. Le danger sera moindre si il ne t’accompagne pas…
- Morgane !
Le son de sa voix la fit sursauter et sortir de sa transe. La fumée se dissipa, balayée par le vent, et Morrigann contempla le feu qui s’éteignait lentement. La nuit tombait, et il était temps pour la jeune femme de regagner sa voiture et de s’en retourner.
Mais alors qu’elle dévalait la montagne, Tout se mélangeait dans son esprit. Morgane lui avait demandé de se lancer sur les traces d’Esméralda pour protéger un secret qui leur garantissait la paix, semblait-il… un secret dont elle-même était également dépositaire, sans être capable de s’en souvenir.
Lorsqu’elle s’installa au volant de sa voiture, elle démarra le moteur et se fixa comme objectif insensé d’être rentrée en moins d’une heure et demie.
Sans même jeter un regard dans son rétroviseur, elle savait que la douleur avait disparue, et qu’à la place un ornement bleu s’était dessiné entre ses sourcils…

*

Cuchùlainn jeta son portable sur la petite table à côté de son fauteuil, entendant pour la quinzième fois en moins de vingt minutes le message du répondeur du portable de Morrigann.
En face de lui, Cornélius vidait un verre de Glenfiddish de 16 ans d’âge en scrutant les ouvrages de la bibliothèque.
- Ne te tracasse pas ainsi, ami : elle ne devrait plus tarder, maintenant.
- Il est huit heure passées et elle est partie depuis plus de trois heures !
- C’est une grande fille, tu devrais lui faire confiance.
- Avec ce qui t’est arrivé et les mecs qui rôdent dans les parages à ta recherche, excuse-moi mais il y a de quoi se faire du soucis !
L’agacement dans sa voix incita Cornélius à ne pas répondre.
Bientôt le bruit du Touareg entrant dans la cour se fit entendre, et Cuchùlainn se précipita vers la fenêtre :
- Eh ben c’est pas trop tôt, murmura t-il en regardant Morrigann descendre de voiture et se diriger vers la maison.
Quelques instants plus tard, Morrigann entra dans la bibliothèque.
Cuchùlainn s’avança vers elle, prêt à lui sortir son discours mûrement préparé, mais en voyant le visage de sa compagne, les mots restèrent dans sa gorge.
Morrigann n’avait pas changée, mais sur son front entre ses sourcils un petit croissant de lune bleu était désormais visible.
Cornélius remarqua lui aussi le croissant et posa son verre sur un guéridon.
Ce fut Morrigann qui parla la première :
- Pardon d’être en retard, mais j’ai des choses à vous dire…

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