02 novembre 2005




Voici enfin la version définitive de CUCHULAINN De Fer et de Sang ; commencée le 15 janvier 1996, et achevée le 10 octobre 2005.

Dédié à Frédéric CASAGRANDE, son épouse, et à Lionel MARTON






I




Voici venir le miracle de l’aube. L’instant magique où s’opère tous les jours depuis la nuit des temps cet incroyable bouleversement, cette alchimie inconnue des hommes; le moment où se livrent une bataille pour le pouvoir, la lumière et les ténèbres.
De cette bataille des astres pour la domination du jour l’homme ne verra jamais rien, pourtant il sera le premier à en connaître le vainqueur. Car déjà le règne de la lumière se fait connaître avec l’apparition du soleil souverain...

Guerr leva les yeux et contempla le ciel: les nuages qui durant la nuit avaient voilés le rideau étoilé s’étaient dissipés à l’approche de l’aurore, et maintenant le soleil commençait à baigner la plaine de ses rayons. Lentement, le fleuve, la plaine et la montagne de l’autre côté de la vallée émergeaient de leur douce torpeur printanière.
Guerr aimait particulièrement ce moment de la journée quand seul il se rendait sur l’immense rocher dominant la vallée pour assister au lever de l’astre lumineux.
Tous les matins il se levait le premier, quittait la grotte ainsi que ses compagnons endormis et entamait son invariable pèlerinage jusqu’au rocher sacré, quelques lieux plus à l’est, à l’orée de la forêt. Cette dernière était encore la proie du royaume des ombres et des brumes lorsqu’il la traversait, mais déjà les premiers chants d’oiseaux marquaient le retour à la vie de la montagne endormie. Et quand enfin il parvenait jusque sur le rocher, la seule vue du disque rouge feu émergeant de la brume et s’élevant au-dessus du fleuve qui serpentait paresseusement au fond de la vallée, le remplissait d’une joie chaque jour plus profonde.
Laissant son visage barbu et ridé s’imprégner des doux rayons du soleil, il murmurait, les yeux clos, une prière adressée aux Dieux qui habitaient cette montagne. Accompagné par le chant des oiseaux comme une douce mélodie venue accompagner son action de grâce, le tout se produisait en parfaite harmonie avec le chant de la Nature.
A ce moment-là, sortant de derrière les troncs des larges pins montant vers le ciel, de petits êtres à la peau couleur des fougères et de la tourbe, silhouettes difformes que rarement l’homme avait le loisir de contempler, venaient se joindre à la prière du vieux druide.
C’était dans cette communion entre lui, le soleil, la nature et le Petit Peuple que Guerr était persuadé qu’un jour il verrait de ses yeux de chair, les Dieux descendre sur la montagne et s’offrir à sa contemplation. Il sentait que ce moment ne pouvait naître que là; dans cet instant magique du passage de flambeau entre les forces gouvernant le jour et l’obscur royaume de la nuit...
Lorsqu’il n’était encore qu’un enfant, jadis son père l’emmenait souvent sur une montagne près de son village. Là il espérait lui faire entendre le vent dans les branches, murmure des Dieux se manifestant à la lueur du levant. Et bien que son village natal se trouvât à des jours de marche vers le Couchant, Guerr pensait que cette montagne devait receler des mêmes trésors que celle de son enfance.
Depuis ce temps le vieux druide n’avait de cesse de retrouver les preuves tangibles de la croyance paternelle pour la faire sienne, d’en faire son idéal qui le renforcerait chaque jour dans son éternelle quête du spirituel.

Guerr était l’un des sept druides qui vivaient sur la montagne sacrée durant toute l’année.
Bien avant sa venue sur cette terre sainte il occupait la fonction de druide dans son petit village Celte de Bardha au bord du grand océan, là-bas à l’ouest de la montagne...
Un jour des hommes et des femmes fuyant le village voisin vinrent en hérauts funèbres annoncer l’arrivée des troupe de Rome. Racontant comment les représentants des Dieux que les soldats jugeaient dangereux, étaient exécutés, Guerr dut fuir la douceur de son foyer et prendre la route. Ainsi se retrouva-t-il errant sur les chemins. Au départ il pensa à traverser la mer pour gagner la Bretagne, mais là-bas aussi Rome étendait sa suprématie dans le sang et le feu. Alors il opta pour le Levant. Il passa par de nombreux villages où partout on pansait plaies et cicatrices infligées par les légions dévastatrices...
Un jour, alors qu’il se reposait dans un village proche de la ville nouvelle de Condate, il entendit parler par des marchands d’un endroit sacré à l’est, là où se lève le soleil; une montagne au sommet de laquelle les Dieux avaient construit un immense rempart haut comme trois fois un homme. La légende prétendait que se trouvait derrière ces murs l’endroit où ils résidaient durant leurs passages sur Terre. Ces mêmes marchands disaient également que cette enceinte sacrée était protégée par des druides aux immenses pouvoirs, qui s’étaient baptisés eux-mêmes les Gardiens des Dieux.
Cette montagne était devenue le but à atteindre que s’était fixé Guerr.
Il traversa la Gaule d’ouest en est, évitant les sentiers tracés, dormant à la belle étoile ou dans les villages encore épargnés par la déferlante romaine.
Et un beau matin il arriva en vue de la montagne sacrée. Il en entreprit l’ascension, une montée longue et fatigante, mais ses efforts furent récompensés lorsqu’il contempla au sommet l’immense ceinture de pierre qui lui barra tout à coup le chemin.
Elle était haute; certains des blocs de pierre assemblés avaient la taille d’un homme. Elle s’étendait ainsi à perte de vue sur sa gauche et sa droite, semblant épouser la forme de la montagne sur tout son sommet.
Guerr entreprit d’en faire le tour afin de trouver la demeure des Gardiens des Dieux. Après quelques heures de marche il tomba sur une grotte, sorte d’immense dolmen sans colonnes, taillé dans le rocher au pied de la muraille. Là il rencontra trois autres druides; le plus vieux d’entre eux avait déjà accueilli les deux autres fuyards quelques jours auparavant. Il se nommait Conchobar Tain Bo Cùailnge, il venait d’une île au-delà de l’océan de l’ouest, et vivait ici depuis plusieurs centaines d’années, selon ses propres dires. Comme il le fit pour ses compagnons, il accueillit Guerr et lui offrit de se joindre à son petit groupe...
Petit à petit, au gré de l’avancée des troupes romaine, la petite communauté accueillit d’autres membres venus de toutes les tribus; jusqu’à ce matin où ils n’étaient plus que sept à garder la montagne sacrée.

Outre Conchobar, Guerr et ses semblables, vivait avec eux un jeune guerrier celte.
Les circonstances de sa venue étaient surprenantes. Un matin d’automne, Odrix, le chef du village situé en contrebas sur montagne, était monté jusqu’au pied de l’enceinte sacrée accompagné par ce jeune guerrier.
Aucun membre du village ne venait jamais jusqu’à la grotte, car ils savaient la terre sacrée et leurs pieds impurs, Odrix savait aussi que son geste, s’il n’était pas motivé par une certaine importance, était punissable par Conchobar. Mais le jeune homme avait suffisamment intrigué le chef lors de l’entretien qu’il avait sollicité en arrivant dans son village pour inciter le vieux guerrier à enfreindre la loi.
Lors de sa présentation, le jeune celte s’était dit être fils d’un forgeron des terres de l’est, et le nom de sa mère était le même que celui de la divinité que vénéraient Conchobar et les siens. De plus il affirmait qu’au pied de la muraille sacrée se trouverait sûrement son ancien maître, celui qui avait commencé son éducation mystique et que les circonstances et le temps avaient séparé de lui.
Toutes ces raisons, Odrix s’était préparé à les exposer au vieux druide, mais lorsqu’ils arrivèrent à la grotte, il ne trouva plus ses mots. Devant eux se dressaient les sept druides, Conchobar à leur tête. Odrix était tombé à genoux, et avant même qu’un son ne s’échappât de ses lèvres, le jeune celte l’avait devancé. Il s’était mis à échanger des mots avec Conchobar dans une langue qu’il ne comprenait pas, puis s’en suivit un moment où leurs regards ne se quittèrent pas. Après quoi Conchobar et le jeune guerrier s’étreignirent avec force.
Le chef gaulois fut remercié et depuis ce jour le jeune celte était resté sous la protection de Conchobar.

Le vieux Guerr, tout comme ses condisciples avait tout d’abord été méfiant par rapport au jeune guerrier celte. Comment un homme d’aspect si jeune avait-il pu recevoir l’enseignement d’un sage tel que le chef de leur communauté ? Et pourtant, bien que les choses paraissent à ce point impossibles, il se rendit compte avec le temps qu’il ne pouvait s’agir d’un imposteur, que Conchobar et l’enfant avaient bien été l’un pour l’autre maître et disciple. Il connaissait en effet des secrets dont Conchobar était l’unique détenteur; de plus il semblait versé en matière de spiritualité, presque autant qu’un druide initié et confirmé. Il connaissait le langage secret des Runes, savait interpréter les phénomènes du temps et lire les signes laissés par les hommes.
Il s’était très vite intégré au groupe, sa jeunesse apportant du sang neuf à la petite communauté; il avait soif de connaissances et pas un jour ne passait sans qu’il y ait pour lui matière à apprendre et à assimiler de nouvelles expériences. Apprécié de tous, il devint comme le huitième membre de leur groupe et Conchobar lui portait une tendresse toute particulière. Ses progrès lui auraient presque valu le titre de druide à part entière, chose que Guerr trouvait maintenant logique et ce malgré son aversion du début.
Mais le vieux druide n’était-il pas le premier à reconnaître que l’on peut se tromper autant de fois que chante l’oiseau dans une journée?

Rouvrant ses yeux inondés de lumière, Guerr fut tiré de sa méditation par des cris lointains venant de la forêt, en contrebas du rocher. Des éclats de voix, probablement les chasseurs du village, lui parvenaient aux oreilles ainsi que des bruits de galop. Les hommes arpentaient déjà les flancs de la montagne à la recherche de sangliers ou de chevreuils pour nourrir leurs familles. Au loin, en direction du village s’élevait déjà une colonne de fumée, preuve que certains foyers étaient déjà allumés.
L’hiver avait été particulièrement long à mourir, cette année-là, et la faim qui creusait les estomacs allait enfin se voir rassasiée. Le froid avait marqué les joues plus que de raison, et il était grand temps pour les hommes de reconstituer à nouveau leurs réserves. Le gibier était de retour, et la terre lui fournissait déjà suffisamment de nourriture pour que se perpétue le cycle de la vie.
Il était le premier à reconnaître qu’il n’entendait rien aux choses de la chasse, cependant Guerr trouva l’heure bien matinale pour traquer le gibier...
D’habitude, le soleil brillait déjà haut dans le ciel avant que l’on entende les premiers cris dans la forêt; de plus il faisait encore relativement frais à l’ombre des arbres pour courir à l’aise sans les peaux de bêtes qui protègent des frimas...mais surtout, pourquoi les cris lui parvenaient-ils aussi nettement ? Aucun chasseur ne s’aventurerait aussi près de l’enceinte sacrée sans encourir la colère des gardiens et des Dieux. Finalement il estima que chacun était maître de ses propres choix et qu’il ne lui appartenait pas de les contester et encore moins de les juger. A chacun sa tâche; la sienne étant spirituelle et non matérielle.
Il lança un regard autour de lui et constata qu’il était à nouveau seul sur le rocher. Le petit peuple était retourné à ses étranges occupations et il lui sembla que son tour était venu d’en faire autant.
Aussi prit-il le chemin de la grotte.

Après avoir marché quelques instants à l’ombre des conifères, Guerr arriva au pied de la muraille.
Il la longea ensuite vers le couchant, jusqu’à la grotte où il vivait.
Tout en marchant, il promenait son regard sur les blocs de pierre de la gigantesque ceinture qui serpentait tout autour du sommet de la montagne.
Bien souvent depuis son arrivé ce mur avait fait naître en lui certaines questions. Son emplacement même était un mystère. Un jour Conchobar, qui était le seul à être jamais entré dans l’enceinte, leur avait décrit ce qui s’y cachait. Pas une source, pas un seul vert pâturage, rien que de la forêt et d’étranges rochers dressés sur une partie du faux plat qui en constituait le sommet. Si c’était bien là la demeure des Dieux sur terre, pourquoi les yeux du vieux druide n’avaient-ils rien perçu de magnifique ou de surprenant, à part ces immenses rochers dressés ?
Cette question avait ébranlé Guerr au début, mais très vite il avait renoncé à lui trouver une réponse. Par peur de voir sa foi ébranlée, par respect pour les dires du vieux druide, lui-même ne le savait pas. Toujours était-il que l’enceinte sacrée devait être protégée par eux, un point c’est tout. Personne ne devait jamais y entrer, profaner ce lieu symbole des croyances de tout un peuple.
Seul Conchobar en tant que chef de la communauté pouvait s’y rendre.
Il y demeurait parfois des jours et nuits entières sans manger ni boire, méditant et recevant de la bouche des Dieux même leur enseignement. Ce qu’il y partageait avec Eux et ce qu’ils y faisaient ne regardait que lui, et jamais ses compagnons n’avaient cherché à en savoir davantage que ce qu’il voulait bien leur dire. Cette réserve faisait partie du respect qu’ils avaient les uns envers les autres par rapport à leurs vies privées.
Pourtant, il arrivait à Conchobar de faire une exception: il n’était pas rare en effet que le jeune guerrier accompagnât son maître durant ses séjours au sein de la muraille sacrée. Probablement que son enseignement nécessitait pareille démarche; ou bien était-ce juste une sorte d’épreuve initiatique. Mais dans l’esprit des autres, il n’y avait là rien qui revête un quelconque caractère exceptionnel.
Or un jour le vieux chef était revenu en portant le jeune celte à bout de force et déshydraté, dans ses bras. Le jeûne et les diverses épreuves avaient eu raison de sa résistance physique, et il ne recouvra toutes ses forces que deux jours plus tard...
Cet épisode n’ébranla en rien la foi des druides: la montagne était sacrée; les Dieux en avaient décidé ainsi et leur devoir était d’en garder l’accès à tout prix. Ceux qui s’aventuraient à l’intérieur de la muraille devaient se préparer à affronter des forces insoupçonnables, dépassant l’entendement humain.

Arrivé en vue de la grotte, Guerr remarqua deux silhouettes assises devant l’une des entrées. A leurs pieds brûlait un petit feu de bois prisonnier dans un cercle de pierre réchauffait un petit chaudron de bronze suspendu à un trépied. L’un des deux druides se leva et puisa à l’aide d’une cuillère de quoi remplir un bol de bois.
A la vue de leur compagnon qui revenait de sa marche quotidienne, le druide resté assis lui adressa un signe de la main avant de le questionner sur sa méditation matinale:
- Salut, Guerr. La promenade a-t-elle été bonne ?
Guerr lui rendit son salut:
- Très bonne, je t’en remercie, lui répondit-il en prenant place devant le feu. Reste-t-il de la soupe ?
Le second des deux druides lui tendit l’écuelle de bois qu’il venait de remplir:
- Tiens, tu n’as qu’à prendre mon bol, je n’en veux plus...j’y ai rajouté les restes de la volaille apportée par le jeune l’autre jour. Tu as de la chance qu’elle soit encore chaude.
- Merci, Braaz.
Il but une gorgée et jeta un coup d’oeil aux alentours de la grotte:
- Vous n’êtes que tous les deux ? Où sont Conchobar et le petit ?
Braaz sourit en entendant son compagnon appeler l’élève de Conchobar par son surnom habituel; il se rassit sur un rocher avant de répondre:
- Ils sont retournés dans l’enceinte sacrée tôt ce matin, peu après ton départ. Conchobar a dit que le petit devait encore apprendre certaines choses avant qu’il ne soit complètement prêt.
- Prêt pour quoi ?
- Je n’en sais rien, d’ailleurs ce n’est pas mon problème. Tu sais très bien que nous ne savons que ce qu’il veut bien nous révéler.
Sur ces mots, il raviva le feu en y jetant quelques branchettes de sapin. puis il se releva et s’étira de tout son long, faisant craquer ses articulations.
- Dis-moi, Guerr...tu étais bien sur le rocher, ce matin ?
- Bien sûr, comme tous les matins. Pourquoi ?
- N’as-tu pas remarqué l’agitation qui régnait dans la forêt aux abords du village d’Odrix ?
Le druide s’essuya les lèvres du revers de sa manche. La soupe était très bonne, encore meilleure réchauffée, pensa-t-il.
- Oui, j’ai entendu les cris des chasseurs...il faut dire que l’hiver pénible et rigoureux a épuisé les réserves du village et tendu les estomacs des enfants plus qu’à l’accoutumée.
Et Guerr parlait en connaissance de cause; les villageois qui les nourrissaient d’habitude en leur faisant offrande de fruits, légumes, céréales et viandes, ne leur avaient pas donné grand chose cet hiver. Mais jamais les druides ne leur en avaient tenu rigueur; les temps étaient durs pour tout le monde.
Cependant la question que lui posa ensuite Dorrel fit naître en lui un doute:
- Crois-tu que ces cris venaient bien des chasseurs du village ?
Braaz dévisagea Dorrel en silence.
Sa question, ou plus tôt son sens voilé sonnait bizarrement dans leurs esprits. Des cris, ils en entendaient souvent, presque à chaque fois que les chasseurs traquaient un chevreuil ou un sanglier. C’était là une manifestation de leur hargne et de leur enthousiasme, rien de plus...jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à cette question de Dorrel qui firent raisonner en eux ces cris de manière étrange, presque inhabituelle.
- Que veux-tu dire, Dorrel ? Insinues-tu que les cris que nous avons entendus ce matin ont une autre signification que celle que nous leur attribuions jusqu’alors ?
- Tu penses à une manifestation des Dieux ? Interrogea Braaz.
- Non, je ne pense pas que les voix qui se sont élevées ce matin aient pu être celles des Dieux. Mais ce n’était pas non plus des chasseurs, ça j’en suis certain.
Guerr posa son assiette et se leva à son tour; tous trois avaient maintenant le regard tourné en direction de l’endroit d’où leur étaient parvenus les cris de ce matin.
- Pourquoi ne pouvait-il s’agir de chasseur, à ton avis ?
- A cause de la trop grande précocité du jour.
Guerr ne put s’empêcher de lever les sourcils.
- Comment ?
- Les cris, nous les entendons chaque jour que les hommes vont à la chasse. Mais ils nous arrivent plus tard d’habitude, une fois la chasse terminée et le gibier tué. Réfléchis un peu: si tu étais un chasseur, hurlerais-tu pour effrayer ta proie ou au contraire chercherais-tu à te faire le plus discret possible afin de mieux la surprendre ?
L’implacable logique du raisonnement de Dorrel rendit Guerr perplexe.
Braaz s’approcha alors de ses deux compagnons:
- Quand bien même il se passerait des choses anormales dans la vallée ou ailleurs, Krill et Jüel seraient remontés ici pour nous le dire. Ils sont descendus il y a deux jours dans le village d’Odrix pour les cérémonies de la renaissance.
La fête rituelle célébrée lors de la cérémonie de la renaissance marquait le début du printemps et les premières semailles. Chaque année un druide sacrifiait une volaille et la présentait aux Dieux afin qu’ils accordent leur clémence aux agriculteurs. Et pour cette cérémonie-ci, Krill et Jüel étaient descendus jusqu’au village d’Odrix.
- Et lorsque Galen en aura terminé avec les cérémonies de son village, il les rejoindra et tous trois remonteront ici, comme à chaque année.
- Espérons que tu dises vrai, Braaz...
Dorrel demeura le regard figé en direction de la plaine, tandis que les deux autres druides reprirent place autour du feu. Pour lui, ces cris signifiaient un danger, il en était à peu près certain...mais il était incapable d’en définir la nature, et cela le rendait mauvais…



- Nous y voilà. Ce doit être la fameuse muraille dont les druides ont parlé, Centurion...
L’éclaireur désigna du doigt l’étrange ceinture de pierre qui se dressait à présent devant eux.
Le centurion Caïus Honorius leva le bras gauche et intima ainsi l’ordre à ses cavaliers d’arrêter leurs montures.
La légion Oméga était arrivée en vue du village d’Odrix un peu avant le lever du soleil, quand la lumière commençait à peine à baigner la vallée et les flancs de la montagne.
Les premiers champs sur les pentes à l’entrée de la forêt lui avaient indiqué qu’elle touchait au but. Quelques minutes plus tard, le village n’était plus que cendre et ruines.
Les druides qui se trouvaient sur la place du village avaient été décapités conformément aux ordres émanant de Rome même, et le corps du chef du village se balançait au bout d’une corde solidement attachée à la branche d’un chêne, les deux mains coupées.
Les fantassins restés au village avaient rassemblé le peu de nourriture qu’ils avaient pu trouver; continuant de raser les dernières huttes par le feu, égorgeant sans sourciller vieillards et enfants, violant femmes et jeunes filles. Une fois leur forfait accompli, elles rejoignaient les rares survivants estimés assez robustes pour poursuivre leur voyage et ils se virent attachés les uns aux autres. Tous se retrouvaient spectateurs de l’horreur qui se déroulait sous leurs yeux effrayés.
Le centurion qui dirigeait cette cohorte s’estimait satisfait du butin récolté; car bien que peu consistant, il leur permettrait sans aucun doute de tenir jusqu’au village prochain que le chef leur avait localisé à une journée de marche à peine vers le sud.
Les deux druides ne lui avaient pas opposé de résistance farouche, mais ils avaient proféré des menaces qui l’avaient profondément intrigué...
- Arrête ton bras meurtrier, Romain, car nulle arme ne saurait tuer les gardiens de l’enceinte sacrée.
Quitte ce village, sans quoi les Dieux habitant sur la montagne feront s’abattre leur courroux sur toi et ta légion, te maudissant toi et ta descendance jusqu’à la fin des temps...
Mais il n’eut pas le temps d’en dire d’avantage, un légionnaire trop zélé lui trancha la gorge à cet instant.
Honorius reprocha plus tard au soldat d’avoir péché par excès de précipitation en ayant été trop prompt à le tuer. Désireux d’en savoir davantage, il avait torturé le second afin de savoir précisément de quoi il s’agissait. Au bout de quelques minutes le druide parla, rendu fou par la douleur et terrorisé à l’idée de sa mort prochaine. Honorius le fit décapiter lui aussi, donna quelques ordres à ses cinq optiones et quitta le village, n’emmenant avec lui que cinq de ses cavaliers.
Au moment de quitter le village, alors qu’ils passaient devant les esclaves enchaînés, une femme se leva et lui adressa ses mots:
- Ne monte pas jusqu’à l’enceinte sacrée, sauvage ! Les gardiens t’empêcheront de violer la demeure des Dieux ! Sois maudit si tu y poses ne serait-ce qu’une seule de tes sandales !
Un pilum vint s’enfoncer dans la poitrine de la vieille femme qui s’effondra sur la terre brûlée de ce qui fut son village.
Son intervention conforta Honorius qui fit la relation avec les dires du druide torturé. Ainsi il semblait exister au sommet de cette montagne un sanctuaire païen dont les habitant seraient dotés de pouvoirs supérieurs à ceux des Dieux du Capitole... cette idée excita Honorius qui n’avait plus qu’une envie: détruire ce lieu maudit et affirmer une fois pour toute la supériorité de Rome sur ces barbares.

Pendant le trajet jusqu’au sommet de la montagne, le centurion réfléchissait à cette muraille dont avait
parlé le druide. Sans aucun doute elle devait abriter d’autres de ces prêtres obscurs et reniés de l’Empereur, au service de Dieux bâtards et sans aucuns pouvoirs. Sa mission était on ne peut plus claire; il devait exterminer les représentants des cultes païens et veiller à ce que les Dieux romains puissent s’implanter dans les coeurs gaulois convertis, de gré ou de force...
Maintenant il se trouvait en face de cette muraille colossale. Après sa surprise, les questions s’emparèrent à nouveau de son esprit.
Le mur l’intriguait. Sachant pertinemment qu’il n’était ni l’oeuvre des troupes du Génie de César et encore moins d’une quelconque tribu primitive, elle n’était pas non plus de facture gauloise; la plupart des villages n’étant pas dotés de construction de pierre et encore moins de remparts, seules des clôtures de bois délimitaient les zones habitées.
Qui pouvait donc bien avoir érigé en un tel lieu retiré de tout un pareil ouvrage ? Il n’y avait dans les environs aucune trace de chantier; aucun engin de levage aussi primitif puise-t-il être n’avait été abandonné dans les buissons. Aucune trace de coupe ni d’excavation. Le mur restait un mystère. Et selon Honorius, la civilisation archaïque des Barbares ne pouvait détenir de pouvoirs magiques suffisamment puissants pour construire à main nue un tel assemblage.

Un éclaireur parti en avant afin de trouver une éventuelle entrée dans la muraille rejoignit la troupe:
- Au rapport, l’interrogea Honorius.
- Rien, Centurion. Pas même un endroit où le mur serait moins haut. Pas de porte, ni la moindre petite ouverture. C’est la première fois que je rencontre pareille construction.
Honorius s’adressa à la petite escouade:
- Nous allons partir en direction du couchant ! Il faut que nous trouvions les autres druides qui se terrent dans ces montagnes. Si cette muraille en fait bien le tour, nous en trouverons sûrement l’entrée à un moment ou à un autre ! En avant !
Il frappa les flancs de son cheval qui se mit au trot, évitant de se prendre les sabots entre les racines des pins, et la troupe reprit son périple.


Bientôt les bruits de martèlement des sabots des chevaux parvinrent jusqu’aux oreilles des trois druides. Tout d’abord ils n’identifièrent pas la nature du bruit semblable à une horde de sangliers fuyant des chasseurs. Mais lorsque Braaz aperçut les silhouettes des cavaliers se dirigeant vers eux, il se leva lentement et lâcha le bâton qu’il tenait à la main.
- Dorrel...Guerr...
Sa voix monocorde n’avait pas changé d’un ton.
- Ils sont là...
Le premier à le rejoindre fut Dorrel, les bras encombrés de plante et de diverses racines prêtes à être bouillies dans le chaudron que Guerr était chargé de remplir d’eau de pluie. Braaz sortit la faucille d’or qu’il gardait attachée à sa ceinture et sa main se crispa sur le manche de bois.
- Il ne faut pas qu’ils entrent dans l’enceinte sacrée, dit-il livide et d’une voix sourde. A aucun prix ce sanctuaire ne doit être profané par ces impies.
Dorrel posa calmement sa main sur le poing crispé de son compagnon et du même ton calme lui murmura:
- Reste tranquille.
Jetant un rapide coup d’oeil derrière lui, il reprit:
- Conchobar et le petit sont toujours à l’intérieur, lui fit-il remarquer. Espérons qu’ils aient entendu les chevaux et qu’ils aient la présence d’esprit de rester caché.
Guerr s’était approché de ses compagnons. tous les trois étaient étonnement calme malgré le danger imminent. Dorrel déposa ses plantes à terre et se tint droit lorsque les chevaux s’arrêtèrent devant la grotte. Braaz pâlit devant la stature imposante d’Honorius.

En voyant les trois druides demeurer imperturbables, Honorius descendit de cheval, imité par deux de ses soldats armés de glaives et de pilums. La façon de considérer leur arrivée comme une simple visite de courtoisie le fit bouillonner intérieurement.
Voyant que Dorrel le fixait avec ses grands yeux bruns sans sourciller, Honorius s’avança vers lui et d’un revers de la main lui asséna une gifle qui l’envoya rouler à terre. Braaz sursauta sans bouger et
Guerr alla d’un pas lent aider son vieil ami à se relever. Du sang coulait de la commissure de sa lèvre et le vieux druide l’essuya d’un geste lent et posé.
Mais l’un des deux soldats sortit son glaive et le pointa dans la direction de Braaz:
- Laisse-le, toi ! Si tu ne veux pas y laisser ta peau !
Guerr obéit au ton impératif du soldat et s’éloigna de quelques pas de Dorrel. S’étant relevé, ce dernier s’avança vers Honorius:
- Qui êtes-vous, et que venez-vous faire sur ce sol sacré ?
Le centurion laissa la haine qui lui dévorait le regard s’exprimer par sa bouche, déformant son visage d’un abominable rictus nerveux:
- Mon nom ne te dira rien, vermine galeuse, cependant je vais te le dire car c’est la dernière chose que tu entendras avant de mourir. Je suis Caïus Honorius, le centurion de la Légion Oméga...
Ayant dit ces mots, il saisit la barbe de Dorrel et d’un geste vif, saisit son glaive pour trancher la gorge du malheureux druide qui se mit aussitôt à saigner comme un pourceau. Le druide chancela sous les regards horrifiés de ses deux compagnons et les railleries des romains.
Le centurion regarda le corps secoué d’ultimes spasmes et attendit en riant que la mort s’empare tout à fait de Dorrel.
Lorsque celui-ci eut fini de bouger, il arracha un pan de sa tunique de lin et en essuya sa lame souillée de sang frais avant de la rengainer dans son fourreau:
- ...et tu viens à tes dépends d’apprendre que personne ne reste en vie après m’avoir ainsi apostrophé, sale chien !
Et il termina en crachant sur le visage convulsé du vieux druide.
- En voilà toujours un de moins, lança-t-il à l’adresse de ses soldats en donnant un coup de sandale dans le corps sans vie pour le faire rouler face contre terre. Je vous laisse les deux autres; ils ne vous donneront aucun mal, voyez comme ils sont terrorisés !
Et levant les bras au ciel, il prit un ton théâtral:
- Eh bien ! Si vos Dieux n’interviennent même pas pour empêcher votre mort, c’est qu’on a passa-blement exagéré leurs pouvoirs ou leur puissance !
Et à ses soldats tandis qu’il remontait sur son cheval:
- Allons, faites ce que je vous ai ordonné, qu’on en finisse...quant à moi, je vais jeter un coup d’oeil à l’intérieur de ces murs que ces bâtards étaient censés garder.
Braaz s’avança, le poing crispé, mu par la seule force du désespoir:
- Tu ne dois pas y pénétrer ! C’est un endroit sacré !
Honorius se retourna en souriant:
- Tiens, tu sais donc parler, toi ! Dans ce cas dis-moi ce que tu nous caches derrière ces murailles !
Mortifié par la perfidie du centurion, Braaz se contracta:
- Rien ni personne, mentit le druide. C’est la demeure terrestre de nos Dieux, un romain la souillerait par sa présence...il n’y a que nous sur cette montagne.
- Bon, alors tu ne verras aucun inconvénient à ce que j’aille m’en assurer par moi-même, n’est-ce-pas mon cher ami ?
Déjà les soldats avançaient vers les deux druides, armes au poing.
L’un d’eux, saisissant son pilum, le fit tournoyer dans sa main pour le mettre en position de lancer. Il arma son bras en direction de Guerr qui demeurait impassible devant son cheval.
Mais au moment de lancer son arme une voix se fit entendre, raisonnant dans toute la montagne comme un roulement de tonnerre. Le cheval d’Honorius se cabra et le centurion, lui attrapant la crinière, le calma avant de se retourner en direction du mur, d’où semblait venir la voix.
Il vit deux hommes debout sur l’enceinte.
L’un d’eux était un vieux druide, et l’autre, un jeune guerrier vêtu comme un de ces habitants du sud de la Gaule qu’il avait déjà combattus par le passé.
- Arrête tes hommes, romain, si tu ne veux pas encourir la colère des Dieux !
Les soldats se rétractèrent en voyant les deux nouveaux venus surgissant de nulle part. Le vieux druide sauta de la muraille, un saut d’une dizaine de mètres qu’il effectua sans une grimace, comme si les vents avaient amorti sa chute. Le jeune guerrier l’imita avec la même facilité et les deux vinrent s’interposer entre les soldats et leurs compagnons.
A la vue des deux druides, Braaz tomba à genoux:
- Merci à vous, ô Dieux, de nous envoyer Conchobar...
- Conchobar ?
Le centurion venait de tiquer à l’entente du prénom prononcé par Braaz.
Il l’avait déjà entendu lors d’une assemblée du Sénat, à Rome. Il était connu pour être un des meneurs de la rébellion contre les forces romaine en Gaule; et depuis son arrivée en Gaule et le début de ses campagnes, force lui était d’admettre que malgré ses nombreuses tentatives pour le capturer, il n’avait connu que l’échec. A tel point qu’il s’était lui-même persuadé d’avoir affaire à un mythe plutôt qu’à un homme en chair et en os.
Honorius promena son regard sur Braaz, puis il vint sur les deux arrivants:
- Conchobar ! Lança-t-il en souriant, un brin de satisfaction dans la voix. Ainsi j’ai quand même réussi à te mettre la main dessus, après tout ces mois de recherches...j’avais fini par croire que tu n’existais que dans l’imagination de ces pauvres fous de gaulois, tu sais !
Mais le vieux druide ne lui répondit pas. Lentement il s’approcha du corps de Dorrel. Lui caressant les cheveux d’un geste paternel, il saisit la faucille du défunt qui traînait par terre et lui trancha la tête. Puis il attacha la chevelure à sa ceinture avant de se relever et de faire face au centurion Honorius. Ce rituel celte était connu du romain qui grimaça. Visiblement le druide cherchait à le provoquer.
- Cette terre est sacrée, c’est un sanctuaire. Partez, toi et tes hommes, car le sang a déjà trop coulé en ces lieux...vous n’avez rien à faire ici, toi et tes semblables ! Quant à nous, mes frères, allons ensevelir le corps de notre ami...
Et sur ces mots il se pencha pour porter le corps de son ami; les autres lui emboîtèrent le pas. Le jeune guerrier fermait la marche.
Honorius cette fois ne put retenir sa colère:
- De quel droit oses-tu t’adresser sur ce ton au chef de la légion Oméga ? Hurla-t-il, le visage rougi par la colère. Tu vas mourir, toi et les tiens !
Et sortant son glaive, il ordonna à ses soldats:
- Allez ! Nous devrions déjà en avoir fini avec eux !
Cette fois-ci, le soldat dont le geste avait été retenu par l’intervention de Conchobar, lança son pilum qui vint transpercer les poumons de Braaz. Dans un hurlement de douleur, celui-ci s’effondra aux pieds de Conchobar, crachant son sang, les yeux convulsés. Alors le vieux druide se retourna vers Honorius.
- Bien...si c’est la mort qui nous attend ici, dans ce cas frappe de ton glaive et accomplis ta sinistre destinée...
Il ne put achever sa phrase: devant lui venait de s’interposer le jeune guerrier qui jusqu’ici avait été le témoin impassible des événements. D’un geste, il fit signe à son vieux maître de ne pas bouger. Jetant un regard triste sur la dépouille de Braaz, il fit quelques pas en direction du cheval d’Honorius et le fixa du regard:
- Pour qui te prends-tu donc, misérable, pour oser t’attaquer ainsi à nous de la sorte ?
Honorius fut un instant décontenancé par le ton ferme et le calme exceptionnel dont faisait preuve le jeune homme; sentant qu’il perdait de l’ascendant sur lui, il partit d’un rire gras qui eut pour effet de lancer ceux de ses soldats:
- On dirait que ce jeune avorton n’a pas entendu ce que nous disions tout à l’heure, leur dit-il en se redressant sur sa monture. Eh bien soit, je vais donc refaire les présentations: je suis Caïus Honorius, chef de la Légion Oméga !
- La légion Oméga...
- Exactement, ce nom est craint et respecté dans tout l’empire, si tu veux tout savoir !
- Et de quel droit souilles-tu ainsi ce nom qui fut autrefois synonyme de gloire et de respect dans tout l’empire romain ?
Cette fois, ce fut le silence et la consternation.
Les soldats commencèrent par se dévisager entre eux, cherchant à lire sur le visage de chacun si ils le connaissaient de quelque part; mais celui qui avait soudain perdu de sa belle assurance, c’était Honorius ! De tous les soldats de l’armée de César, Honorius était sans nul doute le plus connu pour sa physionomie et son extraordinaire mémoire des noms et des visages. Pourtant il pouvait jurer sur la tête de tous les dieux que jamais encore il n’avait vu ce jeune guerrier qui s’était adressé à lui comme le plus irrévérencieux de ses ennemis.
Personne dans toutes les provinces annexées par Rome n’aurait osé prendre un tel ton avec lui, et voici que cet inconnu lui tenait tête, parvenant presque à le faire douter de lui !
Remarquant que son trouble avait été perçu par ses soldats, et désireux de rétablir très vite la situation à son avantage, il se ressaisit et s’adressa au jeune disciple de Conchobar:
- Ca alors...je m’étonne de trouver en une contrée aussi perdue un barbare aussi bien renseigné sur les légions romaines ! Mais dis-moi, tu sembles bien me connaître alors que moi je ne t’ai encore jamais vu avant aujourd’hui...d’où me connais-tu ? Est-ce ma réputation qui m’a précédée jusqu’ici ?
- Je ne t’ai jamais vu, répondit le jeune guerrier; mais je sais que la légion que tu commandes n’est pas la légion Oméga...
Honorius partit d’un grand éclat de rire, reprit par ses hommes.
- Voyez-vous ça ! Et pourquoi ?
- ...pour la bonne et simple raison que son chef, c’était moi.
Une seconde fois le silence s’empara de l’assemblée. Le jeune celte avait prononcé ses dernières paro-les avec la même assurance et une pareille arrogance. Honorius éclata d’un rire encore plus fort que le premier:
- Tu ne manques vraiment pas d’humour, petit ! Mais cela ne t’empêchera pas de mourir de ma main aujourd’hui. Ce sera l’ultime punition pour ton insolence !
Mais le celte ne semblait pas tenir compte des menaces du centurion. Il s’approcha encore de son cheval et se tint à la hauteur de la bride.
- Sais-tu, dis-moi, qui était Cuchùlainn MacDatho ?
Cette fois on pouvait lire la peur sur le visage devenu livide du centurion Honorius.
- ...alors ? Je t’écoute ...
Ce pouvait-il que ce freluquet soit...non ! Cuchùlainn était mort et enterré depuis des années mainte-nant. Ce gringalet ne pouvait être le chef de la légion Oméga, la seule, la vraie; celle qui triompha des troupes d’Hannibal à Zama pour marcher sur Carthage...et quand bien même il était encore vivant malgré les rumeurs, il ne pouvait être encore aussi jeune.
- Cuchùlainn est mort, rétorqua le centurion pour enfoncer le jeune homme. C’était un illustre général qui conduisit nos armées à la victoire sur Carthage il y a bien deux cents ans de cela.
- Tu oublies un peu vite le nom de sa légion, sa vaillante légion dont personne ne voulait, composée de mercenaires et de repris de justice...
Sur ces mots, il leva sa manche droite jusqu’à son biceps et le porta au regard du centurion:
- Ce ramassis de sans-noms qui devint le fer de lance de Rome et sa plus fidèle représentante sur le sol africain.
Honorius demeura coi. Comment ce jeune barbare pouvait-il savoir tant de chose sur une légion dont il n’avait, lui, qu’emprunté le nom ?
- ...et maintenant, reconnais-tu ceci ?
Le celte releva la manche de sa tunique. Un tatouage ornait son bras, une tête de mort traversée de haut en bas par un glaive.
Honorius fit reculer son cheval:
- Par tous les dieux...ce tatouage...c’est le même que celui que portait le vaillant Cuchùlainn, articula-t-il en revenant de sa surprise. Qui te l’a fait ? Réponds-moi !
Pour la première fois un sourire se dessina sur le visage du jeune homme:
- Tu te trompes sur un point, c’est que ce tatouage n’a pas été reproduit. Je suis Cuchùlainn MacDatho de Leinster, ancien général en chef des armées de Scipion et centurion unique de l’ancienne légion Oméga. Aussi je te repose cette question: de quel droit t’es tu adjugé le nom de mon ancienne armée ?
Honorius sentit qu’il était temps pour lui de mettre fin à cette situation embarrassante, remarquant que ses hommes le voyaient perdre ses moyens face au jeune homme:
- Tu prétends être Cuchùlainn MacDatho...pourtant tu me sembles bien jeune pour avoir participé à la bataille de Carthage !
Et il partit d’un grand éclat de rire, imité par ses soldats.
- Libre à toi de ne pas me croire. Dans ce cas, fais ce que tu as à faire avec nous et cesse de trembler sur ton cheval comme une femme craignant pour sa vertu !
Cette fois encore un vent de panique souffla sur les soldats. Dans les esprits commençait à germer le doute: si cet homme était réellement Cuchùlainn, seule la magie de ces druides gaulois aurait pu lui rendre sa force et sa jeunesse. En avaient-ils le pouvoir ?
Honorius retrouva son courage et ordonna qu’on se saisisse des druides et du jeune celte. Quand ils s’emparèrent de Guerr, Honorius leur fit un signe et l’un des soldats lui trancha la gorge.
- Lui ne nous est d’aucune utilité...seuls les deux autres partent avec nous. Retournons au village, à présent...


Sur les ruines du village incendié par les fantassins de la légion d’ Honorius se dressait toujours le billot sur lequel on avait tranché les têtes de Krill et de Jüel. Le corps d’ Odrix avait été détaché de sa branche et on l’avait jeté sur le tas avec les autres corps des guerriers assassinés.
Les esclaves encore en vie étaient enchaînés aux pieds du cheval du centurion Drussus, bras droit d’Honorius et commandant en second de cette cohorte. En voyant revenir son ami avec des prisonniers il fronça les sourcils et demanda à ce qu’on le renseigne sur la situation.
- Nous avons trouvé les druides cachés dans la montagne.
- Honorius a donc trouvé la muraille ?
- Oui, centurion. Il semblerait même que l’un des druides soit ce Conchobar dont il parlait tant.
Drussus leva les sourcils:
- Conchobar...bien, je vais voir ça de plus près.

Honorius arrêta son cheval devant le cadavre de la jeune femme qui l’avait menacée plus tôt, il cracha sur le corps déjà froid, et conduisit la petite troupe sur la place centrale du village au milieu des légionnaires.
On avait amené Conchobar, les mains liées dans le dos, face au billot encore rouge du sang de ses précédentes victimes. Un soldat lui frappa les jambes pour qu’il tombe à genou et il lui posa la tête sur le billot.
Cuchùlainn, les mains liées lui aussi se tenait entre deux légionnaires un peu en retrait. Voyant que son maître était sur le point de mourir, il se débattit:
- Honorius !
Le centurion demeura de glace. Drussus venait de le rejoindre.
- Ainsi c’est le fameux Conchobar que tu te prépares à tuer ?
- Ah, mon ami. Vois comment on brise un mythe !
Drussus se réinstalla sur sa monture.
- Tu sais qu’à Rome on le dit pétri de magie...
- On va voir ça...soldat !
Maintenu par deux légionnaires, le jeune guerrier celte commença à s’agiter:
- Honorius ! Laisse-le partir ! Il ne représente aucune menace pour toi !
Mais en guise de réponse, le centurion s’adressa à ses soldats:
- Qu’on en finisse.
Le jeune guerrier se débattit de plus belle:
- Quel lâche es-tu donc pour t’en prendre à un vieillard sans défense ?
Cette fois-ci Honorius se tourna vers lui:
- Un vieillard qui semble posséder d’étranges pouvoirs, dont celui de voler et de rendre la jeunesse, lui répondit-il en le regardant. Il représente une menace pour moi, donc pour Rome, alors il mourra.
- Pauvre fou, cet homme est prêtre au même titre que vos Augures, vos vestales ou je ne sais quels Haruspices ! N’as-tu donc aucun respect pour les Dieux ?
- Prend patience, tu seras bientôt à sa place...
- Honorius ! Cria le jeune homme; si tu tues cet homme, tu auras le malheur d’assister à la colère et au courroux des Dieux, sur cette place même.
Conchobar qui jusqu’ici était resté silencieux parvint à tourner la tête en direction de son disciple:
- Cuchùlainn, mon fils...ne laisse pas la colère t’envahir. Ce qui arrive aujourd’hui était inscrit dans les astres. Mon destin n’était-il pas de mourir un jour de la main d’un autre homme ?
- Non maître ! Pas de la main de cet homme ! Il n’est pas encore temps pour vous de disparaître. Qui donc m’enseignera ce que j’ignore, si vous mourrez ?
- Songe un peu à tout ce que ma mort va t’apporter...aucun enseignement ne vaut ça.
- Je ne veux pas...pas de cette façon...
Conchobar lui sourit:
- Si il en avait été autrement, aurais-tu de ton plein gré pris ma tête ? Cherche en toi la réponse et tu sauras que ce qui se passe ici est le mieux pour nous.
Cuchùlainn se tut.
Cette fois son vieux maître avait le dernier mot. Cependant il ne pouvait se résoudre à sa mort.
- Non, maître...je ne suis pas encore prêt pour ça.
- Tu savais quelle serait ta vie, et ce depuis le jour où je t’ai appris quelle était ta véritable nature. Le reste de ton existence est remplie de ces servitudes.
- Pas vous, maître, je ne veux pas votre mort ! Si quelqu’un venait à me terrasser un jour, que deviendrait tout ce savoir ?
- Qui es-tu pour oser prétendre refuser ce qui arrive ?
- Je ne me sens pas encore de taille à poursuivre la lutte...pas sans vous.
Le vieux druide ferma les yeux.
- Cuchùlainn, mon fils...bientôt nous ne ferons plus qu’un par l’esprit. Toute ma science et mes connaissances seront tiennes; et je serai auprès de toi pour toujours. Courage...
La hache se leva; un rayon de soleil vint s’écraser sur la lame souillée, faisant briller son tranchant.
Cuchùlainn accompagna sa chute d’un cri déchirant.
Un bruit sec, puis plus rien. Conchobar s’écroula lentement sur le côté.
Le jeune guerrier celte ferma les yeux et inclina la tête sur son épaule:
- Il ne peut en rester qu’un...
Une larme coula le long de sa joue.

A cet instant le ciel s’obscurcit. Un grondement semblable à un bruit de tonnerre éclata, et la terre se mit à trembler. Les chevaux s’excitèrent et les cavaliers eurent toutes les peines du monde à les calmer
pour ne pas choir de leurs selles.
Le corps de Conchobar s’éleva de quelques centimètres au-dessus du sol et des éclairs bleus s’échappèrent de sa gorge, entourant le cadavre tels des serpentins dansant une farandole effrénée. Puis les serpentins vinrent entourer Cuchùlainn qui à son tour s’éleva de quelques mètres dans les airs, lâché par les deux soldats terrorisés et paralysés par la peur.
Il poussa un hurlement qui assourdit tout le monde.
Les flammes se remirent à jaillir des cendres des brasiers, et les chevaux désarçonnèrent les cavaliers les moins vigilants avant de fuir en direction de la forêt.
Cuchùlainn souffrait le martyre.
Autour de lui la panique s’était emparée des soldats et des Gaulois enchaînés; Honorius lui-même était figé par la peur. Qu’avait-il fait ? Qu’avait-il déclenché en tuant Conchobar ? Pourquoi était-il passé outre les menaces de ce jeune guerrier ?
Des éclairs zébrèrent le ciel mais aucun orage n’éclata; l’un d’eux frappa Cuchùlainn qui poussa un autre cri tout en irradiant de lumière. Une aura de lumière entourait son corps dont les muscles se tendirent au point de faire ressortir ses veines gonflées à bloc.
Ce spectacle dura encore quelques instants; puis la dépouille de Conchobar retomba sur le sol et Cuchùlainn s’effondra, visiblement épuisé par ce qu’il venait de subir.
Le calme semblait être revenu dans le village, où une bourrasque de vent vint balayer la terre brûlée.

Honorius regarda le jeune celte se relever. Il lui inspirait à présent une immense crainte que jamais encore il n’avait éprouvée, pas même sur un champ de bataille. Derrière lui, Drussus, qui était tombé de cheval, se releva et épousseta sa tunique:
- Je te l’avais dit, Caïus...regarde cet homme: il brillait comme un Dieu !
Honorius ne put détacher son regard du corps qui lentement se redressa sur ses jambes. Cuchùlainn le fixa à son tour, ce qui eut pour effet d’effrayer le cheval que le centurion calma d’une tape amicale sur le flanc.
Mais ce qui surprit le romain, ce fut de constater qu’il ne trouva dans ce regard ni haine ni colère, aucune once d’amertume; un sentiment de lassitude et une grande peine, voilà ce qu’on pouvait y lire. Et cela remua Honorius.
Cuchùlainn s’était agenouillé devant la dépouille de son défunt maître. Ses liens avaient été déchiquetés durant la manifestation qui avait suivi la décapitation. Il se pencha et prit dans ses bras le corps sans tête, sans même remarquer que déjà deux soldats se ruaient vers lui pour le ligoter à nouveau.
Mais Honorius les arrêta d’un cri:
- Ne faites pas un pas de plus ! Eloignez-vous de lui...
Drussus rejoignit son ami.
- Cet homme n’en est plus un...
Et les soldats reculèrent, étonnés de la décision du centurion.
- Laissez-le s’en aller...nous ne pouvons rien contre sa magie. Il est Cuchùlainn, revenu de l’au-delà pour se venger de nous et nous punir de notre blasphème...
Drussus s’adressa à son tour aux soldats médusés:
- Ordre vous a été donné de laisser cet homme ! Qu’attendez-vous encore ?
Un optione s’adressa à lui:
- Cet homme...c’est Cuchùlainn ?
Honorius lui lança un regard perçant:
- Que jamais plus son nom ne soit prononcé en ma présence ! Jadis il fut citoyen romain...nous n’avons donc rien à lui reprocher: qu’il parte en paix.
Et sur ces mots il suivit du regard Cuchùlainn portant le druide de ses bras puissants. Il marcha dans leur direction, s’arrêta à côté d’un cheval et jeta le corps sur le dos de la bête. puis il alla ramasser la tête qu’il accrocha à sa ceinture.
Sans aucun autre regard, il saisit la bride du cheval et à pas lents ils quittèrent le village en direction de la montagne d’où ils avaient été chassés quelques heures plus tôt.


Cuchùlainn posa la dernière pierre au sommet du tumulus abritant la dépouille mortelle de Conchobar.
Il y avait désormais six tombeaux sur cette partie de la montagne, devenue nécropole par la force d’un seul homme. Lui seul avait creusé et érigé des tumuli pour chacun de ses anciens compagnons. Il les avait voulu semblables, mais le tombeau de Conchobar était le plus haut et le plus grand.
Cuchùlainn demeura un instant à prier au milieu des tumuli avant de retourner à la grotte. C’est là-bas qu’il avait déposé et nettoyé les crânes de ses défunts compagnons, afin qu’il puisse les encastrer dans la muraille sacrée dont ils avaient eu la garde pendant des années...
Comme cet endroit lui paraissait soudain vide et triste...aucun oiseau ne chantait dans les branches, et le vent ne soufflait plus.
Le petit feu de brindille qu’il avait allumé ce matin fumait encore et Cuchùlainn l’éteignit de sa semelle.
Il était tout seul, à présent.
Il tendit l’oreille, et le silence qu’il rencontra le conforta dans son idée; avec la mort de Conchobar la montagne venait de perdre son âme. Même le Petit Peuple, esprit de la forêt, ne gambadait plus aux alentours de la muraille aux allures sinistres.
Une larme coula le long de sa joue, et le guerrier celte l’écrasa d’un geste vif. Il s’était interdit toute manifestation de sa peine.
Il repensa à Honorius...le nom de la Légion Oméga resterait pour toujours gravé dans son coeur, mais pas comme étant l’armée de Scipion...la horde d’assassins qui en avait usurpé le nom l’avait discréditée à jamais à ses yeux. Ainsi que dans l’histoire des hommes.
Lui seul garderait le souvenir de cette glorieuse légion des temps passés, pour l’éternité...

Rassemblant ses quelques affaires, il quitta la grotte des druides et se mit en route vers l’est, face au levant. Mûri par cette nouvelle expérience née de la bêtise et de la cruauté des hommes, il prit la route, tournant le dos à un épisode de son existence, laissant derrière lui un soleil déclinant embraser une fois encore cette montagne sacrée où reposait désormais auprès de ses compagnons une part de sa vie.


Souffle le vent, colporte les légendes...
Aujourd’hui la montagne est morte.
Un jour, surgissant du Levant
Je reviendrai frapper à ta porte.

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