03 novembre 2005

Chapitre IV

Maisongrande entra dans le restaurant " aux Deux France" situé sur la petite place Benjamin Zix, entre la rue du Bain aux Plantes et la rue de Ratsamhausen.
Cet établissement faisait face à l’ancienne maison des tanneurs, et Maisongrande aimait y venir déjeuner, quand son emploi du temps le lui permettait.
D’autre part ce restaurant se trouvait en plein coeur de la Petite France, quartier de Strasbourg qui avait conservé ses maisons traditionnelles tout droit sorties du Moyen âge, ainsi que cette ambiance unique de ses ruelles étroites, de ses petits commerces de souvenirs...
A l’époque où il était venu ici pour la première fois, il connaissait le patron. Mais les années passèrent et depuis ce dernier était parti. Depuis, plus de nouvelles...
Il était devenu un de ses amis, sans doute parce qu’il le connaissait déjà d’avant sa carrière de restaurateur; souvent ils se voyaient en dehors de leurs activités communes... bien sûr il avait demandé au personnel si leur ancien patron leur avait donné signe de vie, personne ne semblait savoir où il avait disparu.
Une chose demeurait cependant, immuable : la qualité du service et du repas.
Mais il était écrit que ce jour aurait quelque chose de différent.

Maisongrande aurait bien déjeuné sur la terrasse, à l’ombre de l’immense platane qui occupait la majeure partie de la place, mais le vent qui soufflait toujours en boucle dans cette partie du quartier l’avait dissuadé. Aussi quand il pénétra dans la grande salle, un vestiaire s'approcha de lui pour le débarrasser de ses effets.
- Bonjour monsieur, bienvenu aux Deux France.
Un peu en retrait derrière lui Maisongrande remarqua la présence d'un jeune homme aux longs cheveux blonds attachés en une tresse grossière. Des favoris lui dévoraient les joues, et un bouc aussi blond que sa tignasse ornait son menton tel le Méphisto, de Faust. Un anneau d'or pendait à son oreille gauche, comme ceux que portaient habituellement certains gitans.
Maisongrande était certain de ne l'avoir jamais vu auparavant. Jetant un oeil en direction du vestiaire, ce dernier se pencha discrètement vers lui:
- Je vois à votre regard que cette personne vous intrigue : il s’agit du nouveau gérant du restaurant. Nous avons fait sa connaissance hier, et il est vraiment très bien, enfin à mon goût.
Le garçon rougit quelque peu, et Maisongrande n’eut aucune difficulté à cerner la nature du penchant qu’il éprouvait vis-à-vis de son patron.
- Son allure est quelque peu théâtrale pour un restaurateur, fit remarquer l'antiquaire. Il serait sans doute plus à son aise dans un théâtre.
- Oh, ne vous fiez pas à son apparence. Nous aussi au début avons été un tantinet surpris C'est vrai que son allure excentrique laisse à penser, mais c'est un chef comme il y en a peu... mais vous verrez par vous-même. Désirez-vous être présenté ?
Mais le gérant devança la demande du vestiaire et s’approcha de Maisongrande en lui tendant une main manucurée:
- Bonjour, Monsieur Maisongrande; permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue dans notre établissement en mon nom, ainsi qu’en celui de notre directeur.
Maisongrande accepta la main tendue:
- Votre directeur ? N’est-ce pas vous qui administrez l’endroit ?
- Absolument; je gère ce restaurant en son nom. Nous faisons parti d’un groupe d’une dizaine d’établissements récemment acquis par lui dans la région.
D'abord surpris par l’excentricité du personnage, l'antiquaire apprécia la qualité de l’expression de son interlocuteur: de toute évidence il avait reçu une éducation classique et il en était fier. Cependant il décela derrière ces mots et ses tournures de phrase un accent qu’il ne parvenait pas à identifier clairement. Pourtant il ne lui était pas tout à fait inconnu.
- Je vous remercie de votre accueil. Il y a bien longtemps maintenant que je demandais après vous.
- Etes-vous un de mes nombreux créanciers, monsieur Maisongrande ? Lui demanda le gérant sur le ton de la plaisanterie.
L’antiquaire répondit par un sourire:
- Votre prédécesseur était... un ami.
- Je suis un ami très proche de l'ancien patron, moi aussi, enchaîna le grand blond en se lissant le bouc.
Tout en parlant, il fit signe au vestiaire de se retirer avec la veste de Maisongrande. Une fois seuls, il reprit:
- ...mais pas celui qui me précédait directement, comprenons-nous bien: je parle de l'autre patron.
Il avait volontairement mis l'accent sur les dernières syllabes. Cela n'échappa pas à l'antiquaire.
- L’autre...vous parlez de...
- Mais hélas il a...disons, disparu de la circulation depuis bientôt quinze ans, et personne ne l'a revu récemment. J'en suis le premier désolé, car c’était un ami à la compagnie agréable.
Un cajun! Tout lui revenait soudain en mémoire : l’accent, les manières…
Le gérant jeta un oeil sur l'horloge murale et prit Maisongrande par les épaules:
- Mais il est temps pour vous de déjeuner. Si vous me permettez, je vous ai réservé votre table habituelle. Par ici, je vous prie...

Ils montèrent à l'étage et Maisongrande chercha à en savoir plus sur son ami disparu. Mais le chef ne semblait pas enclin à répondre. Il l’installa à sa table et appela un garçon pour prendre sa commande.
- Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter un bon appétit, monsieur Maisongrande. Au plaisir...
Un garçon s’approcha de sa table et lui tendit la carte en souriant. Mais l’antiquaire la refusa d’un geste nonchalant sans quitter des yeux l’étrange jeune homme blond qui venait de le conduire à sa table.
- Un verre de Pommard 86, comme d’habitude.
Le garçon acquiesça et partit chercher une bouteille du vin demandé par l’antiquaire.
Maisongrande regarda le serveur s’approcher de son patron, échanger quelques mots; puis ce dernier fit un signe en direction du vestiaire qui les rejoignit. Un court conciliabule et les trois hommes se séparèrent
L’antiquaire ne perdit rien de cet étrange manège.
Il allait se lever quand le retour du serveur le coupa dans son élan.
- Château Pommard 1986; lui confirma-t-il en lui présentant la bouteille avant de l’ouvrir et de lui verser son verre.
- Monsieur a choisi ?
- Plus tard.
- Très bien.
Maisongrande n’avait pourtant pas trop envie de s’attarder à table aujourd’hui. Il s’était rendu compte en consultant sa montre qu’il était presque deux heures passées; il avait pris un sérieux retard sur son emploi du temps relativement chargé.
On était à la mi-mars et la chaleur exceptionnelle pour la saison l’aurait plutôt fait pencher pour un grand verre d’eau glacée. Mais il remarqua que le vin semblait avoir pour lui une certaine fraîcheur qui serait tout aussi appréciable; aussi porta-t-il le verre à ses lèvres, le huma et ferma les yeux, s’apprêtant à le déguster lentement.

Soudain il rouvrit les yeux et manqua de lâcher le verre. Le posant distraitement sur la table, il faillit le renverser. Sans quitter sa table il se mit à observer les gens autour de lui, tous ses sens aux aguets. Il entendit une de ses voisines de table faire remarquer à sa compagne qu’il s’était probablement fait piquer par un insecte, cherchant ainsi à expliquer cette saute d’humeur inattendue.
Se penchant par-dessus la rambarde de la petite mezzanine où se trouvait sa table, Maisongrande porta son attention sur le vestiaire: un homme venait de déposer son veston ainsi qu’un chapeau tyrolien.
Son sang ne fit qu’un tour lorsqu’il le reconnut.
L’inconnu de la Cathédrale.
L’homme leva les yeux en direction de la table où se trouvait l'antiquaire; il parut peu surpris de le rencontrer ici et s’adressa au garçon qui le conduisit à l’étage. Il s’approcha de la table de Maisongrande; ce dernier se leva pour le saluer.
- Comme le monde est petit ! Lança-t-il en se frayant un passage entre les chaises et les tables dressées. Me permettrez-vous de me joindre à vous ?
Remarquant le verre à moitié entamé, l’homme de la Cathédrale fit la moue:
- J’arrive trop tard, apparemment: vous en êtes déjà au digestif, ce me semble...
- Je commençai à peine, répondit Maisongrande, les yeux toujours plantés dans ceux de l’inconnu. Peut-être désirez-vous déjeuner avec moi ?
- Ma foi, pourquoi pas ?
L'inconnu prit place en face de Maisongrande. L'antiquaire restait sur ses gardes. Qui donc pouvait être cet homme qui de toute évidence ne se trouvait pas ici par hasard ?
Le garçon l’aida à s’installer et lui tendit à son tour la carte:
- Volontiers, je vous remercie.
Sans quitter Maisongrande du regard il se ravisa:
- Attendez...tout compte fait, je prendrai la même chose que mon ami Cuchùlainn...
- Excusez-moi ?
- Gibier et pâtes pour deux, merci, enchaîna l’antiquaire en lui lançant un regard qui semblait dire : merci et maintenant dégage que je parle avec monsieur seul à seul.
Et à l’adresse de son vis-à-vis:
- En espérant que vous aimerez...
Une pointe d’ironie ressortit de cette dernière phrase. Le garçon s’éloigna avec les commandes. Maisongrande vida son verre de Pommard et le reposa devant son invité.
- Que me voulez-vous ?
L’inconnu leva les sourcils en signe d’incompréhension:
- Mais déjeuner, tout simplement, répondit-il en écartant les bras. Pourquoi croyez-vous que je me sois arrêté devant ce restaurant, à votre avis ?
- Vous m'avez suivi...
- Oh, de grâce ! Cessez cette paranoïa ridicule ! Vous n'êtes, heureusement pour moi, pas le seul centre d'intérêt dans ma vie !
- Alors pourquoi être venu ici ?
- Mais parce que ce restaurant a une réputation des plus cotées en ville et que son gibier y est toujours un délice.
Un sourire narquois et l’homme se renversa dans sa chaise:
- Je suis surpris qu'un homme de goût comme vous n'ait pas pu penser à cette éventualité.
Maisongrande ricana:
- Parce que vous m’y avez senti.
- Vous dites ?
- Vous avez senti la présence de l'un d'entre nous. Vous étiez curieux de savoir à qui vous auriez à faire. C'est pour ça que vous êtes entré ici.
- Et vous pensiez que j’allais vous trancher la tête ici, devant tout le monde ? Allons, un peu de sens pratique, que diable !
- On ne sait jamais, fit Maisongrande en souriant; en ce moment je trouve que nous sommes un peu trop nombreux au même endroit. Ce genre de configuration se produit très rarement...mais quand elle a lieu, je ne peux m’empêcher de penser à la Rencontre...pas vous ?
- Ridicule. Vous savez comme moi que la Rencontre s’accompagnera d’un signe visible de tous. Or il n’en a rien été ces derniers temps.
L’antiquaire se crispa. Visiblement l'homme cherchait à le provoquer et il n'allait pas tarder à entrer dans son jeu.
- Craindrais-tu pour ta tête ?
- Quoi...
Mais son invité changea d'attitude et partit d'un petit rire aigu:
- Oubliez ma question, elle n'avait pour but que de détendre l'atmosphère que je jugeais un rien tendue.
Casagrande rit doucement en se renversant sur le dossier de sa chaise.
- Il y a de quoi: un parfait inconnu se présente à moi et à demi-mot s'amuse à exhumer de mon passé des épisodes longtemps oubliés dans l'unique but de me provoquer !
- Ne laissez jamais le temps enfouir la mémoire, cher monsieur Maisongrande, lui conseilla l'homme en dépliant la serviette qu'il déposa sur ses genoux.
Le garçon revint pour disposer les couverts. Il demanda par la même occasion si l’invité de Maisongrande désirait boire quelque chose pour patienter.
- Je prendrais bien un verre de vin rouge...voyons...avez-vous du Duc de Luynes 1867 ?
- Je vais me renseigner, monsieur.
L’antiquaire ne broncha pas. L’homme rappela le serveur pour finalement commander un Scotch sans glace.
Une fois seuls, il se pencha vers l’antisuaire:
- C’était en 1867, si je ne me trompe pas ?
Mais sa question tomba dans le vide.
- Oui, c'est bien cette année-là, reprit-il. Le duc Albert de Luynes...un remarquable bretteur et un hôte d’une classe et d’un raffinement des plus agréables...
Maisongrande choisit de masquer sa surprise derrière une question qu’il souhaitait ironique:
- Un ami à vous, sans doute ?
- Il faisait parti de ceux que je qualifierais de nos amis communs, et que vous avez expédié Ad Patres...oui, je le connaissais assez bien.
- Dans ce cas, ce doit être chez lui que vous m'avez aperçu pour la première fois; en déduisit l'antiquaire.
Mais l'inconnu fit non de la tête avec une moue agacée:
- Cherchez dans vos souvenirs...avez-vous ressenti quelque chose lors d’une de ces réceptions ?
- Peut-être n'étiez-vous pas parmi les invités de ce cher Albert, dans ce cas.
L’inconnu ricana:
- Décidément, tu n'es pas très fin, Cuchùlainn MacDatho.
- Assez!
Maisongrande lâcha ce cri qui eut pour effet de faire taire les personnes attablés autours d’eux. Quand les conversations reprirent, il se pencha vers l’inconnu:
- Qui êtes-vous, et que me voulez-vous ?
L’inconnu de la Cathédrale sortit une cigarette d’une petite boite en or et l’alluma.
- Vous n’êtes pas la première personne à me demander ça aujourd’hui, figurez-vous... mais je ne vous ai rien dit le jour de notre première rencontre, et je n’en dirai pas plus aujourd’hui.
Il se pencha à son tour vers l'antiquaire:
- ...ça manquerait de piquant, ne trouves-tu pas ?
- Pourquoi m’avoir parlé d’Albert de Luynes ?
- Je ne l’ai jamais rencontré de son vivant, ironisa-t-il en tirant une bouffée de sa cigarette; et en se renversant à son tour dans sa chaise; mais je sais que c’est vous qui l’avez tué.
Maisongrande ne savait plus que penser. Cet homme avait un don pour embrouiller la situation, le faisant jongler avec des souvenirs et triturant les ficelles du passé pour les emmêler à sa guise.
- Quel naïf tu fais, mon pauvre ami...n'ai-je donc même pas le droit de me renseigner sur tes exploits passés ? Car sa tête figure bien sur ta liste noire, n'est-ce pas ?
- Exact, et la vôtre en sera aussi ! Murmura Maisongrande en serrant les poings.
Mais en se dominant, il parvint à se relâcher et adopta un ton légèrement plus désinvolte
- Je déteste la tournure que prend notre conversation.
- Cuchùlainn, Cuchùlainn...comme te voilà agressif, tout à coup ! Je ne suis venu ici sans aucune intention belliqueuse, et voilà que...
Une lueur sembla soudain danser dans son regard:
- Oh mais j’oubliais: tu es un barbare avant tout ! Le sang, Cuchùlainn ! Le sang ne peut être trompé. Tu es ce que tu es, et tu auras beau embellir le contour, le fond demeure, immuable, éternel.
Casagrande serrait toujours les poings.
- Où vous voudrez, et quand vous voudrez ! C'est bien pour cela que vous êtes venus, non ?
L'archéologue écarta les bras en signe de surprise et ouvrit de grands yeux étonnés:
- Comme ça, là ? Le ventre vide ? Non merci...même les pires malfrats avaient droit à un dernier repas avant de mourir, alors faisons plutôt honneur à celui-ci !
Le serveur revint avec les assiettes et les plats. L’inconnu coupa une tranche de gibier et en savoura la cuisson à point.
- Fameux, vraiment; mes compliments au chef !
- Merci, monsieur, fit le serveur en s’éloignant. Bon appétit...
L’homme se tourna ensuite vers Cuchùlainn:
- Vous ne mangez pas ? Vous avez tort, c’est succulent !
- Merci, mais comme le chef vient de changer, je préfère m'abstenir... dans le doute.
L’homme ne pu s’empêcher de retenir un éclat de rire:
- Et vous allez jusqu'à imaginer que c'est moi qui ait combiné ce changement, sachant que vous viendriez peut-être dans ce restaurant commander à manger ? Vous arrive-t-il de vous reposer ou bien êtes-vous constamment sur la brèche ?
En guise de réponse, Maisongrande se contenta de sourire.
L'homme posa son couvert, s'essuya délicatement le coin des lèvres et se pencha vers l’antiquaire. Cette fois son regard avait changé: une lueur de haine brillait autour dans sa pupille:
- Tu te crois fort, puissant, parce jusqu’ici tu n’es tombé que sur des faibles ! Mais avec moi les choses vont changer ! Viens à la Cathédrale ce soir; et nous verrons qui de nous deux est le plus fort.
- Enfin tu te dévoiles, sous tes airs de grands seigneurs...toi aussi tu embellis bien les apparences. J’y serai, compte sur moi...
- Oh, mais j’y compte bien, Cuchùlainn MacDatho...
Il se leva:
- Il ne peut en rester qu’un...n'oublie jamais ceci !
L’inconnu quitta le restaurant, laissant Maisongrande dubitatif devant son assiette. Il descendit rapidement l'escalier, passa en trombe devant le vestiaire où il prit sa veste sur un crochet et s’empara de son chapeau avant de sortir, sans se préoccuper du garçon qui le salua en lui souhaitant une bonne journée.
Dans sa hâte à quitter le restaurant, ivre de colère, il n'avait même pas remarqué l'absence du patron dans la petite salle du rez-de-chaussée.

Si il s’était donné la peine de passer devant les cuisines, il aurait remarqué le sourire en coin du nouveau patron, qui le regardait s'éloigner à grands pas. A ses pieds il aurait trouvé attaché comme un ver et bâillonné d'un torchon le cuisinier; accroupis à côté de lui, le vestiaire tenant une dague d'argent sous la gorge du véritable patron.
Le jeune homme excentrique se pencha pour murmurer à l'oreille du cuisinier hagard:
- Excusez-nous pour la "brutalité" de notre intervention, mon ami, mais elle était nécessaire, croyez-le bien. Je ne pense pas que nous serons encore amenés à nous revoir. Néanmoins je tenais à vous remercier de votre collaboration et votre disponibilité...
Le cuisinier ouvrait à présent des yeux de merlan frit.
Un serveur entra dans la cuisine et se débarrassa de sa veste noire qu'il jeta dans un coin de la pièce:
- Il est parti, Lièvre. Je crois qu'on peut en faire autant. Quant à l’autre, je pense qu’il ne risque rien avant ce soir.
Le dénommé Lièvre réfléchit un court instant puis se releva:
- Terminons d'abord ce que nous avions commencé ici... Baptiste ?
Réagissant à l’appel de son prénom, le vestiaire assomma le directeur d’un coup de poêle à frire:
- Avec mes excuses.
Puis les trois faux serveurs quittèrent le restaurant par une porte donnant sur la rue de Ratsamhausen tandis que le grand jeune homme blond sortit son téléphone portable. Il composa rapidement un numéro et attendit que son interlocuteur décrochât.
Après trois sonneries, il obtint sa communication...


Autre lieu, autre moment...
Colmar.
Place de l’ancienne Douane.
21h40...
L’homme qui se tenait debout sur la place, un grand sac noir à ses pied fixait le ciel où déjà scintillaient une myriade d’étoiles. Une petite lueur rouge qui clignotait au rythme de ses aspirations ressemblait à un témoin lumineux qui lui indiquait si son cigare était encore allumé. Mais il ne restait rien qu'un mégot pendu à ses lèvres; aussi le jeta-t-il sur les dalles du parvis, devant la fontaine dont les quatre tuyaux charriaient un mince filet d'une eau claire et fraîche.
Il était temps pour lui de se mettre en route car il avait un rendez-vous qui ne pouvait souffrir aucun retard.
Attrapant les sangles de son sac noir d'où dépassait un paquet de forme longue, il se dirigea vers la place de la Collégiale et gagna sa voiture, une BMW noire. Il jeta son sac sur le siège arrière et démarra.
Introduisant un disque laser dans le lecteur de son autoradio, il quitta la place et se dirigea vers la sortie du centre-ville.

Quelques heures auparavant, il avait reçu un appel téléphonique de Strasbourg, et les nouvelles qu'il avait reçues n’avaient pas été pour le ravir, loin s’en fallait.
La situation se compliquait quelque peu, et bientôt sa présence allait s'avérer indispensable dans la capitale européenne. Mais d'autres affaires le retenaient ici, et un dilemme se posait à lui.
Il y avait à Colmar deux affaires; l'une pressante et l'autre relativement anodine; mais paradoxalement c'était la seconde qui l'obsédait. Et le lien avec la première faisait qu'il ne pouvait sauter l'étape qu'elle constituait dans la chronologie des choses.
Il lui avait fallu faire un choix. Un choix crucial.
Son propre intérêt ou celui de son vieil ami. Avec tout ce que cela pouvait comporter comme contrainte et comme conséquences à long terme.
Maintenant son choix était fait. Il ne reviendrait plus en arrière. Il le savait, mais son coeur était gros.

Il n'y avait pas grande circulation en ville; mais les piétons affluaient vers le centre, et certains traversaient les rues sans se soucier des voitures qui klaxonnaient pour les avertir du danger.
Arrêté à un feu rouge, l'homme se laissait charmer par la musique lorsque soudain passa sur sa droite tel un bolide un homme sur une moto.
Pour n'importe qui cet inconscient qui venait de brûler le feu tricolore restait un personnage anodin. Mais pas pour le chauffeur de la BMW.
Il lui fallait le suivre.
Le feu passa au vert quelques instants plus tard, mais la moto avait déjà disparu.
- Aucune importance, pensa le conducteur. Je sais où tu t'enfuies, et je ne tarderai pas à te retrouver. Finalement tout se passe mieux que je ne l'avais prévu. C'est une chance...

Après quelques instants de route, il prit la direction d’Horbourg-Wihr au rythme de la musique dispensée par les haut-parleurs.
Traversant l’Ill, il tourna dans la première ruelle à sa gauche et s’engagea dans un chemin à moitié goudronné.
Les ruines d'une ancienne usine apparurent sur sa gauche, et un plus loin sur la droite, une maison dont l'obscurité trahissait son abandon. Le conducteur reconnut sans peine l'endroit où il avait rendez-vous; il ralentit un peu son allure et commença à observer les alentours.
Il n'y avait personne dans la ruelle qui ne donnait que sur des champs un peu plus loin.
Coupant la musique pour mieux percevoir une éventuelle présence, il ferma les yeux et ce concentra sur la nature environnante, se laissant imprégner par ses bruits et ses craquements. Il lui fallait atteindre un degré de perception supérieur à l'ouïe classique, et il s'y efforça.
Soudain il s’arrêta: à la lueur de ses phares venait de se dessiner une silhouette.
C’était un homme qui tenait une épée dans sa main droite.
Son "rendez-vous" était à l'heure.
- Il savait que je le suivais, il m'attendait ici...il sentait qu'il ne pouvait en être autrement...
Mais l'homme leva son arme et se rua sur la voiture.
Le chauffeur appuya sur l'accélérateur et parvint à l'éviter de justesse avant de se retrouver à quelques centimètres du bas-côté.
L’homme gara sa voiture et sortit de son sac une superbe épée à la garde finement forgée. Puis il descendit de voiture et vint se poster en face de l’inconnu.
Il faisait sombre; deux lampadaires éclairaient faiblement la zone. Il n’y avait que deux maisons aux alentours, et aucune des deux ne semblait occupée pour le moment.
Le chauffeur de la BMW s'en était déjà rendu compte, mais il ne constatait que maintenant que l'endroit avait stratégiquement été choisi pour éviter toute intervention d'éventuels secours.
- Je t’attendais; lança l’homme à l’adresse du nouvel arrivant; tu as failli arriver en retard...et tu sais combien j'ai horreur d'attendre.
- Tu as bien choisi ton endroit, Mitchell, lui répondit l’homme.
Il leva les yeux vers la voûte étoilée.
- C’est une belle nuit pour mourir...
- Tu parles pour toi, Lebeau ! Sache que je n'ai aucune intention de quitter ce monde. Je m'y plais bien, figure-toi...même si je regrette un peu le temps des croisades.
Le dénommé Lebeau poussa un profond soupir.
- Sommes-nous vraiment obligés d'en passer par là, Peter ?
- Ne me dis pas que tu as déjà oublié pourquoi nous sommes ici ? La Rencontre ? Le Prix ? Ces choses-là m'intéressent au plus haut point, et le chemin pour y parvenir passe par toi, ami. A présent, il est temps pour toi de faire tes adieux à la lumière !

Et il s’élança vers son adversaire l’épée au poing. Lebeau eut juste le temps d’esquiver la charge de son ennemi avant de se replacer face à lui. Il se débarrassa de son manteau brun et le jeta sur le bas-côté.
- J’ai toujours eu un faible pour ton trench coat, lui lança à nouveau Mitchell. Je crois que je serai largement gagnant dans l’affaire, ce soir !
- Ah, tu crois ça...
Lebeau engagea à son tour le duel.
Les lames s’entrechoquèrent dans une pluie d’étincelles d’électricité statique. Les coups pleuvaient et les assauts tombaient, la rage qui animaient les deux protagonistes ne cessant de s’amplifier.
Mitchell porta un coup de front que Lebeau détourna en lui faisant plonger la lame vers le sol. Maintenant ainsi son adversaire par une épreuve de force, il approcha sa tête de son oreille et lui murmura:
- Je sais que c’est toi qui a tué Jacques…
- Ah oui ?
- La description faite par les témoins de l’Abbaye ne trompait pas…
Il se séparèrent tout en se jaugeant, chacun à l’affût de la moindre réaction de son adversaire.
- Tu savais pourtant qu’il s’était retiré du monde. Comment as-tu pu tuer un homme sans arme, espèce d’assassin ?
- Tu peux parler, toi !
Mitchell se redressa et envoya un nouveau coup qui ne brassa que de l’air.
- ...n'as-tu pas tué bon nombre de nos semblables, toi aussi ? Reprit-il en continuant d'attaquer de plus belle. Je ne te rappelle pas leurs noms, tu dois encore t'en souvenir !
- Jacques s'était retiré et avait choisi les Ordres; il n'aspirait qu'à la paix et la tranquillité. Pourquoi es-tu venu le chercher pour le tuer dans sa retraite ? Et sur un sol sacré, qui plus est ! En faisant cela tu risques de bouleverser les règles et du même coup tu nous condamnes à l'anarchie.
- Et du coup tu t’es proclamé juge, jury et bourreau ? T’as le beau rôle dans cette histoire, Lebeau…
Les deux hommes cherchaient à reprendre leur souffle. Tournant l’un en face de l’autre comme pour un round d’observation, Mitchell reprit:
- Dans le temps, nous étions potes, tous les deux, tu t’en rappelles encore, ou c’est comme pour la fois où tu as tué Moreau, l’année dernière ?
- Moreau m’avait lancé un défi; il voulait le Prix...tout comme toi. Il ne comprenait pas que si nous n'étions plus qu'une poignée d'amis, nous pourrions quand même espérer vivre en paix, sans accéder jusqu'à la Rencontre...ce stade ultime pouvait ne jamais avoir lieu.
- Ca ce sont tes propres règles, Lebeau ! Elles ne sont rien face à celles qui régissent notre combat. Tu es un utopiste, comme l'était Jacques, comme Cornélius l'est encore.
- Eux non plus ne veulent pas de ce massacre systématique de ceux qui se disent des amis.
- Tu mens ! Cria Mitchell. Cornélius était un guerrier farouche dans sa jeunesse.
- Mais il a appris avec le temps que la mort ne résous rien...
- Je m'en fiche. Tout ce que je veux, moi, c'est le Prix et tout ce qu'il représente de puissance et de pouvoir. Et le chemin qui y conduit passe par...ta tête !
Le combat reprit, âpre, violent. Aucun des deux ne semblait lâcher de terrain par rapport à l’autre. Cependant Mitchell reculait imperceptiblement. Lui-même dut s'en rendre compte, car l'assaut suivant fut d'une rare violence.
Finalement il accula Lebeau à un des murs de l'usine avant de frapper la pierre fatiguée, l'autre ayant réussi à esquiver le coup et à passer derrière lui.
- Je vois que tu as fais des progrès depuis ta fuite, espèce de lâche! Reprit Mitchell. Ca a du bon de prendre peur une fois dans sa vie !
Lebeau fit mine d'ignorer l'allusion de son adversaire. Cependant il chercha à se justifier:
- Mon clan était menacé; je me devais de partir...
- Bien sûr! Et le hasard miraculeux a voulu que par la même tu échappes à deux de nos "amis", venus pour ta tête! Enfin, une chose est sûre, c'est qu'ils ne viendront plus importuner personne à présent.
Lebeau ouvrit de grands yeux. Il comprit que Mitchell avait commencé une épuration systématique autour de lui, et que ses amis en avaient fait les frais.
- J’imagine que Paredes et Sangliani sont morts, tous les deux...
- Exact ! Tués de ma main ! Je suis plus fort que lors de notre dernière rencontre, cajun…
- ...tués par celui qu'ils considéraient comme leur ami...tu as fait là du beau travail, Mitchell !
- Commence pas ça avec moi, Lebeau ! Il ne peut en rester qu’un, c'est la Règle. Alors ne viens pas mettre des sentiments là-dedans !
Les lames se croisèrent à nouveau. Mitchell attaquait avec tout son courage et toute sa volonté, obligeant Lebeau à reculer jusque dans le bas-côté. Puis ils s’empoignèrent avant de rouler contre le talus.
Le premier à se relever fut Mitchell. Il se jeta sur son adversaire et planta sa lame en terre, ratant l'épaule de quelques centimètres. Lebeau se redressa alors d’un coup et vint placer sa lame contre la gorge de Mitchell.
Un silence pesait dans la ruelle.
Mitchell se releva, et fixa Lebeau droit dans les yeux, la lame de l'épée du cajun toujours sur son épaule, le tranchant lui frottant la base du cou.
- Eh bien, qu’est-ce que tu attends pour en finir ? Que je te supplie de m’épargner, c’est ça ? Tu peux toujours rêver !
Il tenta alors une ultime offensive, saisissant son épée à deux mains. Lebeau perçut son geste et ferma les yeux.
Le coup fut fulgurant. La tête roula à ses pieds avant qu’il n’eut pu retirer sa lame du sol. Lebeau regarda le corps tomber, sans vie:
- Tu avais raison, Peter Mitchell... il ne peut en rester qu’un...
Il ferma les yeux et inspira profondément.
Du corps sans tête jaillirent de petits serpentins bleus qui tels des anguilles électriques se mirent à danser autour de la dépouille de Peter Mitchell. Le corps se souleva de terre, flotta quelques instants à un mètre du sol, et les serpentins se dirigèrent vers Lebeau. Ils s’emparèrent du corps et le secouèrent de spasmes.
Lebeau poussa un cri, et son corps fut secoué, comme si il venait de recevoir une décharge de 10000 Volt. Son cri strident eut pour effet de briser les ampoules des deux lampadaires, ainsi que celles des phares de sa voiture. Le moteur de cette dernière se mit à vrombir tout seul, sans que personne n’eut tourné le contact.
Cet étrange phénomène dura une vingtaine de seconde. Puis tout redevint normal, calme. Le corps de Mitchell gisait toujours sans tête et Lebeau se retrouva par terre, épuisé par ce qui venait de lui arriver.

Mais déjà les lumières s’allumèrent dans l’une des deux maisons, et Lebeau constata que les vitres avaient elles aussi volées en éclats. Il se releva, empoigna son épée et son manteau et eut juste le temps de sauter dans la voiture avant que l’un des voisins ne sorte pour voir ce qui venait de se passer.
Tout ce qu’il pu voir, c’était une grosse cylindrée noire qui filait à toute allure, sans feux, vers la route menant à Colmar...




Maisongrande serrait le manche de son épée contre son coeur qui battait à tout rompre.
Son dernier duel remontait à 1867; à l’époque, il avait triomphé d’Albert, Duc de Luynes...il comprenait à présent pourquoi l’inconnu lui avait rappelé cette date alors qu'ils déjeunaient au restaurant ce midi.
Il était évident que cet Immortel s'était renseigné sur lui avant de préparer cette rencontre. Mais auprès de qui avait-il bien pu obtenir tous les renseignements concernant sa vie privée, son passé ? Pourquoi ce rendez-vous à la Cathédrale ? Ce la concernait-il aussi le trésor qu'il y avait enfoui il y des siècles de cela ? Seuls les ouvriers qu'il avait massacré la nuit même de l'ensevelissement pouvaient être au courant...personne ensuite n'en a jamais soupçonné ne serait-ce que l'existence...
Il avait du en parler à quelques-uns de ses proches...et l'un d'eux aura parlé !
Ainsi il savait même ça !
Maisongrande se sentit mal à l'aise, oppressé. Bien mauvaise attitude avant un combat de cette importance, et il aurait préféré se retirer chez lui pour se reconcentrer, méditer afin que son esprit atteigne cette plénitude qui lui était nécessaire avant un combat de cette importance. Mais trop tard.
Car maintenant il s’apprêtait à l’affronter...

Tout l’après midi durant, il avait réfléchi à son entretien étrange avec cet inconnu.
Il ne le connaissait pas depuis trois jours, et pourtant il lui semblait familier; un peu comme n’importe quel autre Immortel: comme si ils étaient issus de la même famille, et qu'ils s’étaient retrouvés après de longues années sans nouvelles. En fait, il lui semblait que cet inconnu lui était destiné depuis les origines...
Mais pourquoi lui ?
A l’inverse de son futur adversaire, il ne savait rien de lui. Pas même son nom ! Qui pouvait-il bien être, et comment cela se faisait-il qu’il sache tant de choses sur lui, sur sa vie, son passé ? Etait-ce un proche de l'un de ses précédentes victimes ? Il avait parlé du Duc de Luynes...fallait-il chercher de ce côté ?
Ces questions ne cessaient de le tourmenter, de le hanter tels des fantômes du passé resurgissant pour annoncer de mauvais augures...
La place de la Cathédrale était loin d’être déserte, et cela agaçait Maisongrande.
C’était là une pression supplémentaire: l’inconnu pouvait surgir de n’importe où et lui trancher la gorge...
- Mais non, stupide idiot: les Immortels se sentent entre eux ! Tu ressentiras l’Accélération avant même de le voir ! Se motiva t’il à la recherche de confiance.
De la confiance en lui, il en avait, en ses capacités, il doutait déjà un peu plus. Mais par le passé il était connu de part le monde pour être le meilleur dans sa partie. Et bien que n'ayant pas pratiqué récemment, il se sentait suffisamment maître de lui pour se surpasser et triompher une fois encore...

Il était 23h58.
Dans deux minutes, il sera minuit.
Maisongrande s’engagea dans la rue Mercière. Une enseigne de magasin aux lettres dorées attira son attention:

L.BOLLINGER.

C'était une haute maison alsacienne toute tordue, qui montait sur trois étages et les combles. Au rez-de-chaussée se trouvait à présent un petit bazar de souvenirs pour touristes. La maison faisait l'angle avec la rue du Vieux Marché Aux Poissons, et cette situation l'avantageait car elle était visible même des automobilistes qui accédaient au parking souterrain juste un peu plus loin...
Il passait souvent par cette rue piétonne, et le magasin de souvenirs lui arrachait toujours un sourire, quand il repensait à tout ce qu'il y avait vécu par le passé...

« ...Strasbourg ,le 06 Décembre 1918...
Werner avait beau nous assurer qu’il avait de quoi payer, personne n’était chaud pour un troisième bistrot.
La nuit commençait à tomber et il fallait que nous regagnions nos foyers respectifs avant que Hans et François ne se fassent sonner les cloches par leurs épouses. Mais Werner venait juste de signer un important contrat avec la manufacture des teinturiers de Strasbourg et il tenait à fêter dignement l’événement avec nous, ses proches collaborateurs et moi en particulier, son principal bailleur de fonds.
Finalement, nous nous sommes retrouvés attablés chacun devant une énorme chope de bière, à la taverne du Sanglier, rue du même nom.
Nous étions déjà tous d'humeur joyeuse, et la bière finit par nous griser sérieusement. François était là à nous expliquer comment sa femme l’engueulerait à son retour, lorsque je ressentis une présence. Mes compagnons de table enivrés et euphoriques ne remarquèrent pas ma soudaine passivité. Je cherchai du regard qui cela pouvait bien être. Par-dessus le marché je n’avais pas ma précieuse épée sur moi ce soir-là; je comptais sur le fait que la foule me protégerait d’un affrontement direct.
Un homme élégamment vêtu venait de rentrer. Mais il ne semblait pas attiré par moi; ce ne pouvait donc pas être lui, mon mystérieux Immortel.
Un incident me sortit soudain de ma torpeur: Werner avait cessé de rire, et se trouvait aux prises avec un mendiant qui semblait tenir à se joindre à nous. Notre riche ami l’avait rembarré d’un sérieux coup de botte dans l’estomac:
- Va-t’en de là, espèce de misérable ! Je te dis que tu n’as rien à faire ici !
Mais l’homme se releva, avec un calme surprenant. Il se remit à marcher dans notre direction.
Cette fois-ci, Werner tenta de lui faire mordre la poussière grâce à un coup de poing. Mais l’étranger esquiva son attaque avant de lui enfoncer son poing dans l’abdomen, envoyant le pauvre Werner s’écraser contre une table voisine.
Brusquement je compris: c’était lui, l’Immortel que je cherchais, qui me cherchait, et qui venait juste de me trouver !
Je me levai doucement et lui déclinais mon identité de l’époque:
- Je suis Friedrich Casagrande, né à Primasen...
L’homme leva les yeux sur moi: Il portait une barbe sale et ses cheveux longs et crasseux m’avaient empêché de le reconnaître tout de suite. Il me devança en parole:
- Cuchùlainn, mon frère...comment vas-tu ?...
C'est alors que je reconnu à mon tour. Mes yeux ne pouvaient me trahir, c'était bien lui...
Rémy Lebeau, mon vieil ami...
Il était resté sur Strasbourg où il avait ouvert un magasin qui encore aujourd’hui porte le nom qu’il s’était choisi à l’époque nom...j’ai perdu sa trace en 1936. Je ne sais s’il est toujours en vie, mais je pense souvent à lui...

Maisongrande se ressaisit; il fallait qu’il se rende à la Cathédrale, où l’attendait sûrement déjà l’étranger…

Déjà les touristes avaient cédé leur place aux premiers noctambules et à cette faune propre à la nuit. Certains désertaient la place de la Cathédrale et à l’autre extrémité de cette dernière, un groupe de musiciens andins rangeait ses instruments avant de plier bagages.
Frédéric déambula un moment dans la foule éparse, cherchant son futur adversaire dans la masse.
Il s’excusa évasivement lorsqu’il passa devant l’objectif d’un appareil photo et après avoir fait quelques pas en direction de la place du château, il ressentit l’Accélération, sentiment oppressant lui signalant toute présence immortelle autour de lui.
Quelques instants plus tard, l’inconnu le rejoignit.
Il portait un costume léger vert bouteille et un pull de cachemire à col roulé gris anthracite. Il salua Maisongrande d’un petit geste ostentatoire.
L’antiquaire répondit à son salut par le même geste et passa à sa gauche si bien qu’ils se retrouvèrent presque dos à dos, comme si ils se préparaient pour un duel au pistolet.
- Je vous attendais, fit Maisongrande sans se retourner.
- Moi aussi, je vous attendais...
- Je ne pensais pas que vous viendriez. J’avais plutôt misé sur un bluff, car il me semble que c’est là votre manière préférée pour agir et déstabiliser vos adversaires.
L’inconnu ne put s’empêcher de sourire:
- J’avais la même angoisse que vous, à la seule exception près c’est que moi j’étais persuadé de votre lâcheté et de votre peur...le passé m’a appris à me méfier de toi.
Il fit quelques pas et contempla la lourde porte de bois qui fermait la cathédrale:
- Ainsi vous êtes décidé à mourir...pourquoi pas ? C’est un soir idéal pour des adieux!
- Il n’est pas question ici de mon départ, mais bien du vôtre. Répondit calmement Maisongrande en se retournant cette fois pour pousser la provocation à un degré supérieur.
L’inconnu éclata de rire:
- Et vous voulez réaliser ça ici, en pleine foule ? Sur un sol sacré, qui plus est ? Bravo pour le respect de la Tradition...
- C’est moi qui vous l’ai rappelé quand nous nous trouvions dans la crypte l’autre jour, ne l’oubliez pas; lui rétorqua l’archéologue. L’idée de me fixer rendez-vous ici était de vous.
- Je n’ai pas oublié, Cuchùlainn...je n’oublie jamais rien ! Il est grand temps ce soir de régler nos comptes.
Maisongrande leva les sourcils en signe d’étonnement:
- Quels comptes ? Je ne vous ai jamais vu. Comment se pourrait-il que...
Il s’approcha de l’inconnu et se tint à sa gauche, levant les yeux vers le même centre d’intérêt que lui, comme pour le rejoindre dans sa contemplation.
- Avions-nous des connaissances communes autrefois ? Cette question, je vous l'ai déjà posé au moins une dizaine de fois ! Répondez au moins à ça, s’il vous plaît.
Il avait prononcé son s’il vous plaît avec une pointe d’arrogance qui n’échappa pas à l’homme au costume vert.
- Je vois que tu commences à te poser beaucoup de questions... c’est bien, le doute commence à te travailler. Pour en revenir à ta demande, oui, à cette question-là je pense pouvoir t'apporter une réponse.
- N’en demanderiez-vous pas autant, si vous vous trouviez à ma place ?
- Peut-être bien, mais il se trouve que je ne suis pas à ta place, Dieu merci. En ce moment, et en perspective de ce qui va arriver, je préfère cent fois la mienne à la tienne!
Maisongrande esquissa un sourire:
- Vous allez sûrement le regretter très bientôt, à mon avis !
- Nous ne pouvons nous battre sur un Sol Sacré. Partons et gagnons un endroit plus...approprié pour ce qui nous attend.
- Où voulez-vous aller ? Et qui me dit que ce n’est pas un piège ?
- Suis-moi et tu le sauras bientôt...


Le parc de l’Orangerie...
A cette heure, seuls des jeunes et de rares noctambules s’y promènent encore. Le zoo a fait rentrer ses animaux et les derniers employés ont déjà regagné leurs foyers.
Tous deux dans les jardins du Pavillon Joséphine, face à la fontaine, Maisongrande et son adversaire se tenaient face à face, chacun d’eux portant un manteau qui dissimulaient leur bras droit.
- C’est, à mon sens, le plus bel endroit de cette ville; vous ne trouvez pas ? Lança l’inconnu en toisant l’antiquaire du regard, un regard méchant et chargé de haine.
Casagrande ne répondit pas à la question.
Il regardait la silhouette du pavillon Joséphine se détacher du rideau de la nuit qui tombait rapidement sur le parc.
Pourquoi l’avait-il conduit ici ? Ils se trouvaient en plein milieu des jardins, sans personne pour les déranger.
- Vous devez sûrement vous demander pourquoi cet endroit...
Casagrande se retourna:
- Vous pouvez lire dans mon esprit ?
L’inconnu éclata de rire une nouvelle fois:
- Vous êtes si prévisible ! Point ne m’est besoin d’un quelconque pouvoir médiumnique ou télépathique. Le choix du décor a en effet son importance, je ne vous le cacherai pas.
Puis se tournant vers lui:
- Cherche bien, Cuchùlainn MacDatho...cherche dans les tréfonds de ton âme qui tu as bien pu tuer dans un pareil endroit...le château ressemblait un peu à ce pavillon...et les jardins...
Il écarta un pan de son manteau et dévoila une superbe épée; Maisongrande, d’un oeil expert, la data aux environs de la fin du dix-huitième siècle.
Mais il y avait autre chose qu’il n’arrivait pas à définir: cette épée, il était persuadé de l’avoir déjà vue quelque part. Car il éprouva un étrange malaise quand ses yeux se posèrent sur cette arme.
- Belle épée, fit-il en sortant la sienne de sous son manteau, une Charles V.
- N’est-ce pas ? Et je suis certain qu’elle te dit quelque chose... cherche dans tes lointains souvenirs, Cuchùlainn MacDatho...cherche jusqu’à que le doute te ronge à ce que ça en devienne insupportable...
- Vous m’appelez par mon vrai nom, mais je ne sais toujours pas quel est le vôtre.
- Tu veux savoir quel est mon nom ? Très bien, je vais te le dire...mais tu ne seras pas plus avancé après; certes tu mourras moins bête...je m’appelle Reinhardt...
Le nom fit l’effet d’une bombe dans le crâne de l’archéologue.
- Je vois qu’une partie du voile se dissipe, mon jeune ami...je suis donc...
- Walter Reinhardt, reprit Maisongrande; l’archéologue qui entreprend la campagne de fouilles sous la Cathédrale.
- C'est bien moi. Je vois que tu lis les journaux.
- Mais pourquoi ? Je suis certain à présent que jamais encore nous ne nous sommes rencontrés par le passé !
Mais Reinhardt avait changé d’attitude. Fermant les yeux en oscillant la tête dans tous les sens, il semblait en proie à une lutte avec ses démons intérieurs.
- Trop de question...
- Il me faut savoir ! Persista l’antiquaire.
Mais Reinhardt avait définitivement changé. La haine avait pris le pas sur sa maîtrise de soi, et déjà il se ruait sur Maisongrande, la bave écumante au bord des lèvres, tel un possédé.
- A présent, finissons-en !
Et l’allemand bondit sur l’antiquaire qui eut juste le temps de parer l’assaut de son adversaire.
Le duel commença.

Ce qui surprit Maisongrande en premier lieu, c’était l’extraordinaire résistance de Reinhardt.
Il multipliait les assauts sans donner le moindre signe de fatigue. Le manque d’entraînement et l’inexpérience des combats se firent vite ressentir chez l’antiquaire.
Mais il était devenu avec le temps paradoxalement encore plus fort que lors de son dernier duel; ses nombreuses victoires du passé avaient fait de lui l’un des Immortels les plus puissants, si ce n’est le meilleur.
La fraîcheur physique de son adversaire du jour avait quelque chose qui le gênait.
Déstabilisé par cet adversaire préparé sans doute depuis des années à l’affronter, il se mit à gamberger: tout était trop rapide, trop soudain. Il lui fallait gagner du temps pour retourner la situation en sa faveur.
Reinhardt attaqua de face; Maisongrande para deux, trois fois avant de porter à son tour un coup en direction de la gorge de son adversaire. Les lames produisaient des étincelles à chaque contact, et n’importe quel passant aurait prit ce ballet de lumière pour le vol d’un groupe de lucioles profitant de la fraîcheur de la nuit, si il n’y avait pas eu ce bruit de métal caractéristique de chaque assaut.
Maisongrande porta un coup qui fit chanceler Reinhardt.
Au moment où il s’apprêtait à fondre sur lui, l’allemand lui faucha sa jambe d’appui et il se retrouva à terre lui aussi.
D’un geste digne d’un gymnaste aguerri, Reinhardt se releva, et se remit en garde.
- La victoire ne sera que plus agréable pour moi, Cuchùlainn, si tu ne te relèves encore pour m’affronter...
- Méfiance, se dit Maisongrande; il est très fort, ce gars-là...la moindre erreur me sera fatale; restons concentré jusqu’au bout et surtout faisons fi de ses remarques.
Il sortit de ses réflexions juste à temps pour voir Reinhardt revenir à la charge.
Il avait l’impression que plus le combat se prolongeait, plus il devenait fort et constant. Une certaine régularité semblait le gagner et cela allait jouer en défaveur de l’archéologue si il ne parvenait pas à mettre un terme rapidement à ce duel...

Lorsqu’il se retrouva le dos contre le tronc d’un sapin, Maisongrande détourna la lame qui allait se ficher droit dans sa gorge, et courut en direction d’un coin un peu plus dégagé. Il commençait à avoir peur; car bien qu’étant puissant, il fallait se rendre à l’évidence, il payait ce soir son cruel manque d’entraînement.
Reinhardt leva les bras en une posture théâtrale:
- Tu te dérobes, Cuchùlainn ? Comme autrefois ? Le lâche qui affrontait les femmes sans défense est-il de retour ?
Cette remarque surprit Maisongrande qui le dévisagea avec stupeur:
- De quoi parles-tu ? Nous ne nous sommes jamais rencontrés auparavant !
- Tu m’as déjà vu par le passé, mais je n’étais pas ce que je suis aujourd’hui ! Mais tout ça n’a plus guère d’importance maintenant, puisque tu vas mourir !
- C’est un peu trop tôt pour crier victoire, Reinhardt !
Le duel reprit.
Mais l’antiquaire sentait que si leur affrontement devait encore durer il y avait de grandes chances pour qu’il y laissât sa tête.
La sueur perlait sur son front, et il transpirait à grosses gouttes. Face à lui, Reinhardt semblait à l’aise, dégageant une incroyable impression de facilitée.
Pourtant Maisongrande n’était pas le dernier des Immortels en matière de combat à l’épée...

L’antiquaire menait l’échange depuis plusieurs assauts maintenant, lorsque d’une parade astucieuse Reinhardt reprit l’avantage; il leva alors son épée et se prépara à fendre le crâne de son opposant. Maisongrande eut juste le temps de placer sa lame entre sa tête et le tranchant de l’épée de Reinhardt. Mais le coup fut d’une telle violence que l’épée de Maisongrande éclata en mille morceaux, comme si elle avait été de verre.
Reinhardt jubila:
- Cette fois, c’est la fin, vermine ! Cette épée vient de briser tes dernières chances de salut...et tu ne devineras jamais ce qu’il y a d’ironique dans tout ça ? Cette arme, c’est l’épée d’une de tes nombreuses victimes...
Ainsi il avait déjà vu cette épée auparavant, son impression devint certitude. L'impression qu'il avait ressenti au moment où Reinhardt l'avait exhibée lui revenait en mémoire.
Mais à qui pouvait-elle bien appartenir avant d’échouer dans les mains de celui qui allait triompher de lui ce soir ?
- Cette épée fut celle de la femme que j'aimais...et que tu as tué froidement et sans aucune réserve, alors qu'elle ne savait pas manier le fer!
Il avait presque hurlé ces paroles. Puis il essaya de se calmer avant de poursuivre:
-... elle n’y connaissait rien, et elle avait sans doute dû te le dire, sinistre bourreau...j'étais là au moment des faits. Tu ne peux nier ta participation à ce crime!
Il leva sa lame au ciel, regardant fixement Maisongrande dans les yeux.
- Attend ! De quelle femme veux- tu parler ?
Soudain il devint pâle, et la mémoire lui revint.
- Oui...ce ne pouvait être que...
- Je vois que tu as enfin compris. J’étais son mari, à cette époque. Mais je n’étais pas encore immortel...à présent, tu vas la rejoindre dans les limbes de l’enfer où sont condamnées à errer les âmes des assassins !
Il arma son geste:
- Pour toi, Charlotte...il ne peut en rester qu’un !
Maisongrande ferma les yeux.
Charlotte… Charlotte Guest !
Une larme coula lentement sur sa joue, une larme pour Oriane...elle qui avait accepté tout ça dès le départ, il ne la reverrai sans doute plus jamais.
Son destin allait s'achever ici, dans ce parc, en pleine nuit.
Jamais il ne verrait le jour de la Rencontre, où les derniers Immortels se disputeraient le Prix.
Il repensa aussi à Cornélius, son frère d’arme...
Mais il était trop tard à présent.

Tout à coup une lumière vint se figer sur le visage de Reinhardt, l’aveuglant et faisant avorter sa tentative de décapitation.
Ce que Maisongrande prit au premier instant pour une intervention divine n’était rien d’autre que le faisceau d’une lampe de poche tenue par un policier en tenue.
Reinhardt semblait avoir oublié le petit poste de police au coin du parc; les bruits causés par leurs deux épées avaient attiré l’attention des badauds dont il avait fait abstraction et sans nul doute avaient-ils prévenus la police.
L’allemand écuma de rage: comment avait-il pu oublier cet important détail ? Lui qui avait mûri toute cette opération en calculant le moindre paramètre, venait de se faire piéger par l’évidence même...un plan réfléchi tant et tant d'années, qui s'effondrait maintenant à deux doigts de son achèvement !
Il lança un regard de glace à Maisongrande:
- Si près du but, Cuchùlainn...tu as une veine de pendu...mais on se retrouvera !
Le policier accompagné de trois autres collègues, lança une sommation d’usage:
- Jetez votre arme et les mains sur la tête !
Mais Reinhardt ignora les invectives:
- C'est presque mieux ainsi, car tu vivras désormais la peur au ventre, dans l'angoisse de mon retour!
En guise d’au revoir, il envoya son poing s’écraser contre la mâchoire de son adversaire avant de prendre la fuite.
- Et ce jour-là, il n’y aura personne pour te sauver la mise! Hurla-t-il dans la nuit.
L’un des policiers le somma de s’arrêter avant qu’il ne soit obligé d’ouvrir le feu.
Les balles sifflèrent dans le parc tandis que le second policier appela des renforts dans sa radio.
- Je l’ai touché à l’épaule, lui cria son collègue; préviens les autres, qu’ils appellent une ambulance!
Le second policier se pencha vers l’antiquaire:
- Ca va ? Vous n’avez rien de cassé ?
Maisongrande balbutia quelques mots que l’agent eut du mal à identifier:
- Le laissez pas partir...Morrigann....en danger...
- Calmez-vous, les secours ne vont pas tarder...
- Ma femme...il va...ma femme est en danger.
Le policier tenta de le faire répéter calmement ses mots, tout en essayant de le redresser. C’est à ce moment que son regard se porta sur la main crispée qui tenait fermement le manche de l’épée brisée.
- Qu’est-ce que c’est que ça...vous êtes armé...je vais être obligé de vous emmener avec nous pour vous interroger sur cette histoire à dormir debout.
Maisongrande eut un rictus:
- Vous affolez pas pour ça, j’ai l’habitude maintenant...




La porte de la chambre d’hôtel s’ouvrit avec fracas, l’homme l’ayant ouvert d’un coup de pied.
L’inconnu qui venait d’entrer ne chercha pas d’interrupteur, ses yeux s’étant très bien adaptés à l’obscurité de la pièce.
Il se dirigea vers la chambre; un autre homme y dormait vautré sur le lit.
L’inconnu alluma la lampe de chevet et se pencha vers le dormeur.
S’approchant de son oreille, il lui susurra doucement l’ordre de se lever:
- Ouhouh, Rodrigues...debout, mon gros bébé...
Rodrigues répondit par un grognement, persuadé qu’il était en train de rêver. Mais l’inconnu lui attrapa les cheveux et les lui tira en arrière, le faisant se redresser brutalement:
- J'aime assez qu'on m'obéisse !
- Hein ! Quoi ! Qui est là ?! Articula le portugais entre deux cris de douleur.
- Debout, gros porc, et plus vite que ça !
L’inconnu le jeta sur le tapis. Rodrigues, furieux reconnut son agresseur:
- Lebeau ! Espèce de bâtard. Qu’est-ce que tu fous là ?
Lebeau s'était assis sur l'estomac de Rodrigues et il piétinait de son talon la main droite du Portugais:
- Où est-il, Rodrigues ?
- De qui tu parles, espèce de salop...Argh !!
Lebeau l’avait à nouveau attrapé par les cheveux, et cette fois-ci il plaça une dague en argent sur la gorge du Portugais:
- Ne fais pas l’idiot avec moi, Luis! D’un seul geste je t’envoie rejoindre tes ancêtres et je me fortifie dans l’affaire. Alors, est-ce que tu vas répondre à ma question, oui ou non ?
- Arrête, Lebeau pour l’amour du ciel ! Le supplia Luis en gémissant.
- Ne mêle pas le ciel à notre petite entrevue, tu seras gentil, fit Lebeau en appuyant un peu plus sa lame contre la pomme d’adam du malheureux, laissant un mince filet de sang s’écouler le long de la lame. Vois-tu, je me suis rendu devant chez lui, dans le but de lui faire une surprise...tu penses bien qu’après tant d’années, ça aurait pu être une fête du tonnerre. Or il s’est avéré qu'il ne s'y trouvait pas, chez lui...Morrigann était seule, car la lumière m’a fait penser qu’elle l’attendait. C’est là que je me suis dit que tu saurais peut-être où il est ?
- Je sais pas de qui tu parles, je te le jure sur la tête de ma mère !
Lebeau sourit:
- Comme si on était pas trop de deux, voilà ta défunte mère, par-dessus le marché !
Il se pencha d’un geste nerveux et tint son visage à quelques centimètres du sien, entre lui et la lame de la dague:
- Réponds à ma question au lieu de baragouiner comme un goret ! Où est-il, Rodrigues?
- Je n’en sais rien ! Il a dit qu’il allait s’occuper de Cuchùlainn lui-même, c’est tout ce que je sais je te jure! Il était pas content de mes services, il veut prendre les choses en main !
Lebeau fronça les sourcils:
- De qui tu parles, là ?
- De Reinhardt ! Il l’a convoqué je ne sais pas où, et...
- Tu veux dire que tu t'es vendu à un autre Immortel dans le but d'assassiner l'un des nôtres ?
- Pose ce couteau et discutons calmement, je t'en prie...
- Mais nous discutons calmement, là. Tu n'es pas calme, toi ? Moi je suis tout ce qu'il y a de plus zen. Mais revenons à nos moutons, si tu le veux bien: où Reinhardt est-il parti avec Cuchùlainn ?
-'Chais pas...j’te jure !
- Allons, tu dois bien avoir une idée, non ?
- Non!!!
Lebeau le fit se relever; il lui empoigna l’autre main et la lui colla dans le dos. Rodrigues poussa un cri de douleur.
- Espèce de chien galeux ! Tu m’as pris en traître !
- Estime-toi heureux d’être toujours en vie, mercenaire à deux sous !
- Je ne suis pas un mercenaire ! Je ne travaille pour personne...
- Ouh le vilain menteur ! Je sais très bien que tu es de mèche avec Reinhardt pour tuer Cuchùlainn. Je ne sais pas si tu es au courant mais tu m’as tout craché avant de manquer de faire sous toi, petit écervelé. Alors n’essaye pas de me mentir !
- Lâche mes cheveux, tu me fais mal !
- Bien, constata Lebeau; je crois que tu as envie de te rendormir...dans ce cas, je ne vois aucune objection à ce qu’il en soit ainsi...
Et, saisissant la lampe de chevet, il la lui écrasa sur la tête.
Rodrigues tomba sur le lit, inanimé.
- ... je te laisse donc là où je t’avais interrompu. Bonne nuit, cher Luis...et encore pardon pour le dérangement.
Lebeau quitta la chambre et se dirigea vers le petit salon de la suite. Il alluma la lumière et chercha du regard un téléphone. Il remarqua le cellulaire posé sur la table; il s’en saisit, composa à la hâte un numéro et attendit.
Une voix ensommeillée lui répondit.
- Allô ?
Il garda le silence et attendit que la voix reprenne:
- Allô ? Qui est à l'appareil ? Allô ?
Satisfait, il coupa la liaison et sortit en courant de la chambre d’hôtel.




* * *

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