03 novembre 2005

Chapitre II


Une immense prairie, vaste étendue d’herbes hautes et de buissons, goûtait à la chaleur d’un soleil d’été plus que généreux.
Quelques arbres avaient poussé ici et là, tels des gardiens de cette tranquillité bientôt troublée par le bruit d’une cavalcade.
Coupant à travers les herbes, un cheval hors d’haleine se dirigeait dans la prairie droit devant lui. Sur son dos, le cavalier scrutait l’horizon à la recherche de son but.
Perplexe, il avait jusqu’ici laissé le cheval aller à son rythme ; il le fit ralentir et finalement l’amena à marcher au pas.
Après quelques minutes d’observation, il ordonna à la bête d’avancer en direction du nord.

Après quelques minutes de route, l’homme descendit de cheval devant un gigantesque chêne au sommet d'une petite colline qui dominait la vaste plaine.
Il avait failli ne pas reconnaître l'endroit; l'immense arbre ne s'y trouvant pas la dernière fois qu'il y était venu; probablement le fruit des caprices du vent qui dépose la vie ici et là, au gré de ses tourbillons éphémères.
Surpris de constater à quel point un chêne de ce gabarit avait pu pousser si vite, et déconcerté par le changement qu’il avait opéré sur la physionomie du paysage, il fit quelques pas pour caresser l’écorce du tronc centenaire.
Sa dernière visite en ces lieux remontait si loin, déjà...
Il n’était encore qu’un enfant en ce temps-là, et il revenait aujourd’hui en pèlerinage à l’âge d’homme. Pourtant, malgré le temps passé il avait retrouvé sa route, guidé par son coeur et son instinct; comme si ce parcours avait été gravé dans sa mémoire pour que jamais il ne l’oublie.
Il s'agenouilla au pied du chêne et resta un instant en méditation. Il laissa le calme et la sérénité de l'endroit le pénétrer et le ressourcer comme pour récupérer de son long voyage. La force du colosse le pénétrait, chassant hors de lui toute mauvaise humeur et tout sentiment de colère ou d’agressivité. Le pouvoir apaisant de cet arbre était le réconfort qu’il avait espéré trouver après sa longue chevauchée solitaire; étrangement il ne se sentait plus seul, un peu comme si l’esprit habitant ces lieux l’avait pris sous son aile protectrice.
Comme le soleil déclinait lentement ses rayons, le cavalier sortit de son harnachement une immense peau de bête plusieurs fois cousue qu’il étendit au pied du chêne. Cassant une branche morte du géant, il la réduisit en morceaux et entreprit d’allumer un feu pour cuire son dîner...

La rosée le fit grelotter à l’aube.
Mais lorsqu’il constata l’apparition du disque lumineux au bord de la colline, il comprit que le moment était venu pour lui de se mettre au travail. D’un bond il se leva, rangea ses affaires et étendit la peau sur l’herbe afin que les rayons du soleil la sèchent avant de la replier.
Puis il se dirigea vers sa monture et plus particulièrement vers sa selle; il sortit de l'un de ses sacs une omoplate de cheval polie fixée à un manche de chêne taillé, et il commença à creuser entre les grosses racines de l'arbre centenaire solidement implantées.
Une fois le sol travaillé sur une surface assez large, il jeta sa pelle de fortune et retourna à ses affaires. Il s'empara d'une pelle de bronze elle aussi solidement fixée à un manche de chêne, et il entreprit de creuser le sol à l'endroit qu'il venait juste de délimiter.
Pendant une journée entière il s'attela à cette tâche, ne s'arrêtant que pour boire et manger. Seul sur l'immense colline, le dos cuivré par le soleil et le visage assombri par la crasse, il semblait animé d'une force extraordinaire et d'une volonté d'autant plus tenace.
Quel trésor pouvait bien sommeiller dans les entrailles de cette terre pour ainsi exciter cet homme, cet étrange voyageur surgi de nulle part ?

Trois jours passèrent durant lesquels il alterna entre son entreprise d’excavation et de longues promenades à pied et à cheval. Le travail aussi prenant pouvait-il être était éprouvant, et il lui fallait ses longs moments de méditation et de tranquillité pour se reposer le corps et l’esprit.
Un beau matin aux premières lueurs, il poussa un cri de victoire en sentant sa pelle heurter un objet plus dur que la terre qu'il avait rencontrée jusque là.
Il se mit alors à creuser autour de l'objet pour en dégager finalement un coin.
Il était en train de mettre à jour une immense dalle sculptée dont une petite partie seulement se trouvait sous le chêne. L'arbre avait poussé, couvrant une partie de la dalle et une fois cette partie dégagée le reste se ferait pratiquement tout seul.
La nuit tombant, il abandonna son travail, se mit en quête de branches de bois sec dans un bois voisin de la prairie pour allumer un feu et préparer un lapereau chassé plus tôt dans l’après-midi, ainsi que deux tranches de porc soigneusement emballées dans un torchon. Puis il étendit sa couverture en peau de chèvre au pied de l'âtre, et s'endormit la tête dans les étoiles.
Au matin suivant, il se remit au travail, si bien qu'aux environs de midi, le sommet de la dalle était entièrement dégagé.

Cela faisait maintenant plusieurs jours qu'il creusait ainsi la terre. Il était parvenu à mettre à jour un autel datant de l'époque de l'âge du fer, dont l'un des côtés était orné de crânes sculptés représentant les heureux élus invités grâce à leurs exploits guerriers au Grand Banquet du Walhalla.
Il s'agissait en fait d'un immense coffre de pierre dont la partie haute était un couvercle scellé par une sorte de ciment rudimentaire qui s'était durci avec le temps. Ce sarcophage, enseveli à quelques mètres de la surface, était à présent entièrement revenu à la lumière, seules les racines du puissant chêne en couvraient encore une petite partie.
De chaque côté de l’autel, le voyageur avait creusé un passage suffisamment large pour évoluer sans être gêné, un peu comme des travées, lui permettant d’observer attentivement toutes les faces du coffre de pierre.
L'homme se concentra à présent sur le haut de cet autel mystérieux. Il tenta d'en soulever le couvercle mais rien n'y fit.
Il eut alors une idée. Libérant son cheval de son licol, il tressa les lanières de cuir de façon à les rendre plus solides. Puis il déchira sa longue cape et en fit une corde de fortune qu'il attacha à la corde de cuir.
Il cassa ensuite une branche de chêne qu'il fixa à l'une des deux extrémités, l'autre étant liée au couvercle de pierre. Du regard, il choisit une branche lui paraissant suffisamment solide sans être trop haute; il lança le morceau de bois harnaché de sa corde par-dessus la branche choisie et commença à tirer sur sa corde. Lentement, le dessus du sarcophage se souleva, libérant un espace sous lui. D'un geste plus vif, l'homme plaça deux rondins de bois cherchés la veille pour son feu dans le creux laissé par l'absence du couvercle et il lâcha la corde. Le couvercle s'abaissa sur les rondins, mais ne les brisa pas.
Enfin, il parvint à pousser le couvercle de pierre sur le côté malgré la résistance que lui livraient les racines de l’arbre.
Epuisé par sa débauche d’énergie, il s'accorda cinq minutes pour récupérer son souffle. Puis il se leva et tira une outre de son bagage afin qu’il puisse se laver les mains pleines de terre et de sang séché.
Puis il revint se placer devant le gigantesque coffre de pierre.
Le coffre avait l'aspect d'un cercueil, d'un sarcophage pouvant abriter au moins trois corps les uns à côté des autres. Sa hauteur aussi était inhabituelle, car elle devait facilement approcher le mètre soixante. Mais en son fond ne reposait ni corps ni trésor. Comme déposé là en hâte se trouvait jonchant la pierre humide un immense drap de tissu et de lin à moitié moisi par l'humidité. La taille pouvait laisser croire au corps d’un homme, mais son poids démontrait qu’il s’agissait d’autre chose.
L'homme sortit l'étrange paquet de sa prison et avec patience, il défit une à une les couches successives de linge jusqu'à l'apparition d'un coffre de bois d'une longueur d'environs un mètre quatre-vingt. Recouvert d'une peau de sanglier moisie et pullulante de champignons, le coffre de bois semblait avoir été épargné par les ravages du temps.
Il enleva la peau et contempla le coffre. Une serrure de bronze verdâtre fermait les deux parties du couvercle et du corps qui pesait une bonne dizaine de kilos.
Du coin de sa pelle, il martela la serrure. La charnière rouillée sauta du premier coup. Le coffre s'ouvrit dans un bruit de craquement provoqué par le travail du bois.
Au fond du coffre une étoffe de lin, protégeant un objet dont les formes firent naître un sourire sur le visage du cavalier.
L'homme en sortit alors une magnifique épée à deux lames dont la forma n’était pas sans rappeler un diapason. Aucune trace de rouille ne couvrait ni les lames ni le manche, la garde finement ciselée semblait sortir tout droit de l'atelier d'un forgeron. L'arme, d'une qualité et d'une résistance extraordinaire était ainsi délivrée de son sommeil sans avoir subi l'outrage du temps. Son séjour souterrain qui avait été semble-t-il au moins centenaire, l’avait chargée de cette énergie mystique qui déjà avait envahie le corps du cavalier à son arrivée dans la prairie.

L'homme considéra l'épée avec des yeux d'enfant. Une aura magique s'en dégageait et sa force pouvait parcourir son corps par le simple contact avec le manche. La joie se lisait sur son visage. Il ne cessa de la contempler, la tournant et la retournant afin que ses yeux puissent s’en abreuver jusqu’à satiété.
Enfin, la brandissant, il la souleva vers le ciel d'une seule main malgré son poids, et cria:
- Tir Inna M’Béo !
L’écho amplifia son cri qui raisonna dans toute la prairie. Un éclair vint frapper la lame, et le soleil illumina de ses reflets les deux lames dressées vers le ciel. L'homme pleura de joie et serra l'épée contre son coeur. Le ciel venait d’accepter son offrande, faisant ainsi de lui le bras vengeur au service des Dieux.

Le lendemain, il referma le sarcophage de pierre et après avoir déchiré le haut de sa tunique il enveloppa son épée dans ce fourreau de fortune. Torse nu, il grimpa sur sa monture et quitta au grand galop la colline où se dressait à présent un autel de pierre au pied d'un grand chêne.



Autre temps, autre époque.
La pierre froide de la crypte ruisselait sous l’effet de l'humidité ambiante. Les torches qui se trouvaient disposées un peu partout sur les colonnes de grès n’échappaient pas à ce phénomène, et les et flammes dansaient, comme pour éviter les gouttes meurtrières pour elles.
Une large cache avait été creusée dans l'autel de la petite chapelle souterraine, et selon les directives de l'architecte, trois ouvriers placèrent un coffre de bronze dans l'espace aménagé.
L'un d'eux avait demandé ce que contenait le coffre; il lui avait été répondu que la châsse de bronze renfermait les Saintes Reliques d’un frère Franciscain qui prit part à la seconde croisade sur Jérusalem, ramenées de Saint-Jean d'Acre par une expédition commanditée par l'Evêque Guillaume lui-même. Avec la bénédiction du Saint Siège, bien entendu.
Une fois la curiosité de l’ouvrier satisfaite, l'architecte ordonna de reboucher la cache et de replacer les pierres avant de les sceller de façon à ce que l’opération ait l’air invisible. La reconstruction dura une petite dizaine de minutes.
Puis il demanda à ses compagnons de s'agenouiller et de prier un instant devant l'autel de la chapelle.
Les hommes s'exécutèrent. Seuls les murmures s’échappant de leurs lèvres mi-closes, vint briser le chant des gouttelettes d’eau tombant sur le sol.
Alors tout se passa très vite.
De son poignard, l'architecte égorgea le premier des ouvriers à sa droite et coupa la langue du second qui fut surpris par la vitesse d'exécution. Il se tordit de douleur sur le sol, tentant de hurler mais le poignard vint se planter dans son coeur, mettant un terme à son martyr.
Terrorisé et pétrifié par l’horreur qui venait de se dérouler dans la chapelle, le troisième ne chercha même pas à s'enfuir de la crypte. Son regard supplia l’architecte de l’épargner;
Dieu, comme il aurait souhaité pouvoir lui jurer de ne jamais rien dire à propos de ce meurtre, seulement les mots ne sortirent jamais de sa gorge. L'architecte lui lança le poignard encore ensanglanté qui vint se ficher en plein coeur, fracassant le sternum dans un bruit de craquement sourd. Le corps du malheureux vint s'effondrer contre la porte de bois qui fermait la petite sacristie, avant de glisser lentement sur le sol, son sang tel un linceul de pourpre coulant sur la pierre taillée.
Sans un mot, l'architecte rassembla les trois corps, et s'emparant de l’une des torches qui lui fournissaient la lumière dans la salle sombre et glacée, il enflamma les cadavres qui firent danser les flammes sur les piliers et les murs, animant les visages des deux statues de la Vierge et de Saint Joseph d’effrayantes lueurs macabres.
Fermant les yeux, il pria en silence, en attendant que les corps soient entièrement consumés.
L'odeur putride de la chair brûlée ne l'incommodait pas outre mesure. Il s'assit sur un sac de toile de jute contenant le ciment qu’ils avaient apporté avec eux et qui était destiné à sceller les pierres recouvrant l'autel, et attendit patiemment la fin de la consumation des corps.
Une heure après, il dispersa les cendres sur le sol, cherchant à les mêler à la poussière omniprésente. Enfin il sortit de la crypte en refermant soigneusement la porte derrière lui de deux tours de clé.

Le lendemain matin, deux ouvriers firent irruption dans la petite cabane de bois où l'architecte et son compagnon sculpteur achevaient les plans de la flèche de la Cathédrale. Trois cadavres calcinés venaient d'être découverts dans la crypte par l'équipe chargée de terminer les travaux d’enluminure et de sculpture de l'autel.
Deux heures plus tard, l'Evêque Guillaume, averti par le chef de chantier et par le maître d’oeuvre de la Cathédrale, convoqua le directeur du chantier et l'architecte, premiers entendus pour ce qui devenait le début de l'enquête...

*


Château de Gondalfe, 23 Septembre 1485.
Le serviteur chargé d'introduire auprès de son maître le Baron de Guerville invité par ce dernier, tremblait de tous ses membres. Depuis qu'il était entré au service du Seigneur Louis, voici déjà huit ans, jamais il ne l'avait vu entrer dans de telles colères.
Depuis ce matin, le maître des lieux retournait toutes les pièces du château, et jetait son ire sur les serviteurs et la domesticité. Tout le monde en prenait pour son grade; des valets jusqu'aux cuisinières, en passant par le cocher et les jardiniers.
En secret, le serviteur espérait que la visite de ce Seigneur, un proche ami du maître, réussisse à l'apaiser quelque peu, d’autant que personne dans le château n’avait osé lui demander la raison de sa soudaine colère...
Le malheureux serviteur frappa à la porte du salon et un cri lui ordonna d’ouvrir.
Il entra dans le salon; son maître était affalé dans un fauteuil, mal rasé et débrayé comme un vulgaire marchand de poissons. S'éclaircissant la voix, il introduisit l'invité de son maître:
- Le Seigneur de Guerville est arrivé...
D'un geste du bras, le Sire de Guerville intima l'ordre au serviteur de les laisser seuls. Puis il s'approcha du maître des lieux:
- Je suis venu aussi vite que j’ai pu. Que se passe-t-il ?
- Ah, c'est toi, mon ami...je suis heureux que tu aies pu répondre à mon invitation aussi rapidement.
Un sourire illumina le visage du grand Seigneur de Guerville:
- Ta lettre me donnait l’impression que la fin du monde était pour bientôt ! Mais pourquoi cet accoutrement, dis-moi ? Que t’arrive-t-il ?
Brusquement Louis bondit de son fauteuil et du revers de sa main renversa une bouteille de vin posée sur un petit guéridon, qui se brisa sur le carrelage:
- Cette chienne, cette catin en qui j'avais mis toute ma confiance, m'a volé mon manuscrit...Des années de travail envolées par ma faute!
Le sire de Guerville posa son chapeau sur un des fauteuils du salon du château de son ami et prit place sur un tabouret de chêne portant les armoiries de son compagnon sur le dossier :
- Calme-toi et explique-moi ce qui se passe depuis le début; qui donc est cette catin qui t'a volé ton manuscrit ?
- Voyons ! Comme si tu ne le savais pas! La femme aux yeux de braise et aux cheveux de feu, comme tu t’étais plu à l’appeler le soir de notre rencontre ! Celle à qui j'ai ouvert mon coeur et ce malgré tes mises en garde...
- Charlotte Guest !
Se versant un gobelet de vin tiré d’une bouteille ayant encore échappée au massacre perpétré par son ami, de Guerville se renversa dans le fauteuil et sourit:
- La belle affaire! N'as-tu pas toute l'éternité pour la retrouver ?
- La retrouver...la tuer, oui !
Louis s'assit à son tour, exténué par sa débauche d'énergie et épuisé nerveusement.
- Il faut partir sans tarder à sa recherche. Si jamais ce manuscrit tombe entre les mains du Clergé, il sera détruit et condamné, certains n’y verront qu’hérésie contre l'Eglise...
- Ne monte pas sur de grands chevaux, ami. Elle ne peut aller loin en France ! N'oublie pas ton superbe réseau d'espions et de mercenaires, qui jour et nuit travaillent à te satisfaire! Car je suppose que son signalement a été donné à tous tes hommes.
- Avec ordre spécifique de lui trancher les deux jambes, sitôt capturée...
Louis se calma quelque peu, rassuré par les paroles prononcées par son ami. Il avait entièrement raison: si Charlotte venait à esquisser le moindre mouvement, il en serait aussitôt averti.
Au dehors, l'orage qui menaçait de s'abattre sur ses murs, éclata en un vacarme assourdissant...


*

Oxford, le 16 août 1849.
Le corps sans vie d’une femme gisait dans l'herbe du jardin de Guest Castle.
A côté du cadavre, un homme contemplait le triste spectacle, en compagnie d'un géant blond aux cheveux rassemblés en un catogan hirsute.
Vêtu d’un costume à la Française, le géant avait aidé son compagnon, un Italien, à se relever de terre. Son épée était encore couverte du sang de sa victime.
Jetant un regard vers le géant, l'Italien soupira:
- Qu’ai-je fait...
- Ce qu’il fallait. Ne traînons pas ici, viens.
-J'ai porté la main sur une femme, et je l'ai tuée.
- Ne te reproche rien, ami; lui répondit aussi sec le grand blond. N'oublie pas le mal qu'elle t'a fait par le passé, et dis-toi qu’il fallait que ça arrive.
- Mais elle ne savait pas se battre!
- Jadis tu lui enseignas ce qu’il lui fallait savoir pour survivre…
Il interrompit son discours: du fond du jardin semblaient venir des cris. Parmi les éclats de voix, il reconnu celle du mari de la jeune femme, le Duc d’Offenstein, un allemand exilé en Angleterre qu'elle avait rencontré il y a six ans lors d'une réception organisée ici, à Guest Castle. Il ne lui avait jamais été présenté, mais sa réputation et son important prestige militaire lui avaient valu les faveurs de la Couronne.
- Il nous faut partir. Il ne comprendrait pas...même si tu passais l'éternité à lui expliquer. Allons, viens!
- Non, je veux qu’il me trouve ici, près du corps de celle qu’il aime...
- N’aggraves pas la situation, insista le grand blond. On peut s’enfuir par le labyrinthe du jardin avant qu’il n’arrive ici !

Lorsque le Duc d’Offenstein découvrit le corps de sa bien-aimée gisant sans vie, il poussa un hurlement de douleur qui secoua même le géant dans ses tripes. Cachés dans le labyrinthe proche des lieux du drame, les deux compagnons s'éclipsèrent en silence, cherchant à fuir les lamentations d'un homme brisé par le chagrin...


* * *



Le Lieutenant de police Samuel Goldberg alluma une cigarette, la cinquième en vingt minutes. Il compta celles qui restaient dans son paquet et constata qu'il allait en manquer pour finir la nuit s’il continuait à ce rythme. Il ne fumait pas autant d'habitude, excepté les soirs où il était de permanence de quart la nuit.
Et ce soir en était un.
Il expira un nuage de fumée grisâtre et la regarda mourir vers la fenêtre ouverte du premier étage du commissariat de la rue du de la Nuée Bleue. A une époque, alors qu'il était un peu plus jeune, il savait faire des ronds avec la fumée qu'il recrachait, mais à présent il n'était pas rare que cette expiration s'accompagnât d'un râle ou d'une toux grasse.
Il fumait trop, il le savait. Mais il ne faisait rien pour aller contre cette fatalité de la vie quotidienne.
Il s'approcha de la fenêtre de son bureau et souffla sur le carreau pour faire apparaître une auréole de buée. Il ne faisait pas froid, malgré l'heure déjà avancée, et compte tenu du fait qu'ils étaient seulement fin mars.
Goldberg n'aimait pas trop cette partie de son travail, à savoir la permanence de quart. Le centre de Strasbourg était une partie de la ville plutôt calme à l'ordinaire, et il avait vraiment l'impression de perdre son temps à rester là en attendant une hypothétique affaire intéressante autre qu’un vol de sac ou une effraction de véhicule.
Il se sentait fatigué, ce soir. Pourtant il avait fait une longue sieste cet après-midi sur le divan de cuir de son salon, s’étant laissé bercer par le son de son téléviseur; avant que sa femme ne rentre de son cabinet de radiologie, et qu'une envie irrésistible l'aie poussée à lui faire l'amour sur le tapis devant cette même télévision...
Il repensait à cette après-midi, contemplant la buée se résorber lentement. Il se ressaisit et regagna son bureau. Son attention se porta alors sur la première page du journal d’aujourd’hui qu'il n'avait pas encore lu.
Un bon point, pensa-t-il: cette stupide corvée administrative servirait au moins à ça !

Il parcourut brièvement les deux premiers cahiers, la politique n’étant pas sa tasse de thé et le sport encore moins. En feuilletant le cahier régional, un article attira plus particulièrement son attention: il s’agissait une campagne de fouilles archéologiques en ville.
Goldberg aimait beaucoup l'archéologie. Lorsqu'il prenait des vacances, il s'arrangeait toujours pour les passer à l'étranger dans un pays riche en monuments historiques de toutes sortes, la photographie étant son second hobby.
L'article était en manchette, mais sa rédaction claire et concise méritait que l'on s'y attardât:

"Campagne de fouille sous la Cathédrale:
Une campagne de fouilles archéologiques d'une durée de trois semaines vient de commencer sous les fondations de la Cathédrale de Strasbourg. Cette série de travaux dirigée par le professeur Walther Reinhardt, du département de recherche archéologique du Musée de l'homme de Berlin, tentera de nous faire découvrir de quelle façon les soubassements et la crypte de la Cathédrale ont été construits. S’en suivront une série d’études ainsi qu’une première campagne de restauration et de remplacement des piliers qui seront jugés trop fragiles (...) Pendant toute la durée des travaux, l'accès à la crypte sera interdit à toute personne étrangère au chantier et les visites de la partie de l’édifice regroupant notamment le Pilier des Anges et l’horloge astronomique seront, malheureusement pour les touristes, suspendues. Sur place, les deux équipes dirigées par Walter Reinhardt ont commencé par déceler le dallage de grès de la salle du pilier des Anges, avant de s'attaquer à celui de la Crypte elle-même (...) "

Goldberg fut arraché à sa lecture par le bruit des portes des casiers métalliques venant du vestiaire du couloir. En jetant un oeil sur sa montre, il remarqua qu'il était déjà dix heures et demie; les derniers collègues de service cette nuit venaient d'arriver.
Goldberg se leva lorsque deux brigadiers entrèrent dans son bureau:
" - Salut, Sam; lui lança le plus vieux des deux, un gros bonhomme à l'aspect jovial et au teint rougeaud, dont le visage était barré d'une énorme moustache poivre et sel.
- Salut Roger; salut, Frantz !
Le dénommé Frantz lui rendit son salut, s'assit face à son bureau qui se trouvait dans la même pièce de quart, et alluma son ordinateur.
- Encore une belle soirée de folie en perspective, Sam !
Sur son écran apparut le dossier de gestion du personnel. Il chercha ensuite le listing des effectifs de la soirée et le sortit sur son imprimante.
- Voilà qui est fait. Bon, on y va ?

En voyant son nom dans la colonne des patrouilles du secteur centre-ville, Gérald Sutter sourit:
- C'est sympa de me coller le coin le plus calme...à moins d'un mois de la retraite !
- De quoi tu te plains ? Lui demanda Goldberg en sortant une nouvelle cigarette de son paquet - la dernière, remarqua-t-il. Tu veux de l’action, de la castagne, que ta veuve soit millionnaire ?
- Oh mais de rien du tout, lieutenant ! Tout dépendra de mes collègues ! Tu m'as mis avec qui sur ce coup fumant ?
Se tournant vers le major Frantz Eckhart, Sutter demanda à ce dernier de lui répéter les noms de ses collègues de patrouille:
- Voyons...Stern, Oswald et Himbs; le renseigna Frantz. Et c'est Himbs qui conduit.
Laissant les hommes continuer de se préparer à partir, Goldberg retourna à son bureau et plia son journal. S'asseyant, il le lança à Eckhart:
- Tiens, comme ça t’évitera de t'endormir ! En plus tu es vernis: ils parlent justement de la Cathédrale en page régionale !
- Eh bien, avec un peu de chance, peut-être annoncent-ils le programme de cette nuit, fit le major en enfilant la veste de son uniforme. Parce que ce soir, il y avait un match sur la une !
Il sortit en compagnie d'un gardien de la paix venu lui confirmer la mise à disposition de la voiture de patrouille.
Goldberg s'adressa à celui que tout le monde au commissariat surnommait Frantz, à cause de ses lointaines origines germaniques:
- Bon, maintenant que le gros du boulot est fait, voyons la suite du programme...


L'homme qui se tenait dissimulé sous un porche en face de la Cathédrale, releva le col de son manteau.
Il ne faisait pas froid, mais il n'y avait pas non plus de quoi transpirer; pourtant son tee-shirt lui collait à la peau. Tapi à l’abri des regards sous le porche d'une maison de la rue des Hallebardes, il trépignait d'impatience. Il jeta un regard sur le cadran lumineux de sa montre: celui-ci indiquait minuit trente-cinq. La patrouille de nuit venait tout juste de tourner au coin de la rue des Frères, et l'homme avait désormais le champ libre. Encore quelques secondes et il serait définitivement libre d’agir sans être inquiété...
Furtivement, il quitta sa cachette de fortune et se dirigea vers la Cathédrale.
Il bénit le ciel qu'à cette période de l'année les touristes ne s'attardent pas encore trop tard dehors, et après avoir constaté qu'il était bien tout seul sur le parvis, il s'engagea le long de l'immense portail de bronze. Il longea le parvis et tourna sur sa droite, à l’angle est de l’édifice, dans la zone en chantier.
Lorsqu'il parvint enfin à son but, à savoir la petite porte de contre-plaqué qui fermait l'accès aux éternels chantiers de rénovation des façades de l'édifice, il examina cette dernière: un cadenas en condamnait l'ouverture, comme il s’y attendait. Rien de bien sorcier...
Regardant une nouvelle fois à gauche et à droite si personne ne se profilait sur la place, il sortit de sous son manteau une pince monseigneur dont il avait au préalable scié les manches en vue de les racourcir; puis il s'attaqua au cadenas. En deux coups il réussit à le faire sauter.
S'étant débarrassé de la lourde chaîne qui maintenait la porte fermée, il la poussa doucement pour éviter le plus de bruit possible, et s'introduisit dans le chantier.
Des sacs de ciment et de plâtre gisaient pêle-mêle à sa gauche derrière la porte; et la silhouette d’un tas de sable encore humide des pluies de la veille se détachait de l'obscurité, sur les planches de contre-plaqué qui formaient la barricade.
Quelques pierres de taille en grès rose attendaient d'être acheminées sur la plate-forme pour restaurer la flèche qui souffrait de la pollution ambiante.
Mais tout ce désordre ne semblait pas intéresser l'homme.
Il se dirigeait dans ce chantier comme s'il savait précisément où il devait se rendre dans le noir; comme s'il en connaissait la composition et l'emplacement de chaque chose disposée par terre. Il avait bien une petite lampe de poche dans la doublure de son manteau, mais il craignait que le faisceau lumineux n'attire les quelques curieux susceptibles de flâner devant la Cathédrale à cette heure-ci.
Il arriva enfin devant la porte de l'ancienne sacristie. Celle-ci était fermée à double tour; l'homme sortit alors de sa poche une clé de bronze et l'introduisit dans la serrure. Mais contrairement à ce qu'il attendait, elle ne tourna pas.
- Evidemment, après tout ce temps...murmura-t-il.
Pestant contre lui-même, il sortit la clé de la serrure, il s’accorda un temps de réflexion. Jetant une oeillade autour de lui, il aperçut contre un mur plusieurs outils dont une pioche. Il s’empara de l’outil et s'apprêta à fracturer la serrure d'un coup de pioche.
Mais au moment où il leva l'instrument pour frapper la porte, une voix le fit sursauter:
- Eh, toi ! Tu bouges plus ! Police !

L’inconnu ferma les yeux et ne bougea pas le moindre muscle.
La police! C'était la police...et pourtant il avait calculé que leur troisième ronde ne devait avoir lieu dans le secteur que vers une heure moins cinq. Autrement dit il devait disposer de quarante minutes supplémentaires.
Lentement il déposa la pioche à ses pieds et leva les bras. IL se tourna vers la porte par laquelle il était entré dans le chantier, et vit un policier en tenue qui le tenait en joue avec son arme de service. Derrière lui, deux autres policiers faisaient pareil, l’un d’eux portant sa radio à ses lèvres:
Le brigadier appela ses collègues tout en maintenant le cambrioleur en joue à l'aide de son arme de service:
- Appelle le fourgon pour une livraison ! Cambrioleur en action. Seul...
Tout commençait à se bousculer dans la tête de l'homme à la pioche, mais il se força à se discipliner; il se mit à réfléchir et à analyser rapidement la situation.
Le policier qui le tenait en respect n'était plus tout jeune. Un bon coup sur la nuque au moment où il chercherait à l’entraver et le tour serait joué...mais ignorant le nombre de ses collègues restés en dehors du chantier, il était préférable de coopérer plutôt que de s'attirer des ennuis supplémentaires. De plus, détail non négligeable, l’arme de service était pointée droit sur son torse.
Le policier fut bientôt rejoint par l'un de ses collègues:
- On a contacté la S.I.C: ils envoient un fourgon.
- Bien, fit le brigadier; cela nous laisse largement le temps de faire connaissance avec notre ami Arsène Lupin !
Il s'approcha de l'homme et le fit s'appuyer contre la porte de la sacristie et il le menotta sous la protection de son collègue. Puis il le palpa minutieusement:
- Alors; est-ce que notre jeune ami a des papiers...
Palpant le manteau de l’homme, il en sortit la lampe de poche, la clé ainsi que les pinces. Ce n'est qu'en fouillant les poches intérieures qu'il tomba sur ce qu'il cherchait: le portefeuille de l'inconnu.
Il en sortit une carte d’identité qu’il plaça sous le faisceau de sa lampe avant de pouvoir lire:
- Maisongrande Frédéric, Strasbourg...tiens, tiens ! Tu n'as pourtant pas le profil d'un cambrioleur. Mais comme on dit chez nous, l’habit ne fait pas le moine !
L'inconnu tourna la tête en direction des deux policiers:
- Je suis pas un cambrioleur...
Roger ricana:
- Ben voyons ! Tu n'es qu'un honnête citoyen qui a perdu les clés de son appartement, et qui pour éviter de coucher dehors, a choisi la manière forte pour rentrer chez lui ! Eh, c’est dans Victor Hugo qu’on pouvait gueuler contre la porte en demandant l’asile !
Les deux policiers ricanèrent. Maisongrande poussa un profond soupir et se retourna vers le mur. Il fut brutalement attiré en arrière par le second policier qui lui saisit les deux poignets menottés.
- Tiens, comme ça t'auras pas perdu ta soirée: voilà deux magnifiques bracelets chromés! Et maintenant tourne-toi et avance par ici, direction le poste de police.
Il emmena l'interpellé vers la sortie, les bracelets des menottes lui pénétrant la chair des poignets; Le brigadier, qui entre-temps était parti chercher un sac de plastique pour consigner la pince et le reste des objets découverts sur l’inconnu, revint sur le chantier pour emballer l'outil apporté par le cambrioleur.
Quelques instants plus tard, la sirène du fourgon se fit entendre, et il déboucha sur la place de la Cathédrale.
Himbs était occupé à éloigner les quelques badauds attirés par l'agitation, tandis que Oswald donnait les motifs de l'arrestation à ses collègues par radio.
En voyant s'éloigner le fourgon, le brigadier songea à ce qu'il avait dit à Goldberg concernant la relative tranquillité de sa situation, ce qui lui arracha un sourire en remontant dans la voiture de patrouille.

Frédéric Maisongrande était assis entre deux policiers à l’arrière d’un fourgon J5, les mains entravées dans le dos, l'air dépité.
En face de lui se tenait un jeune policier auxiliaire aux épaulettes vertes, qui ne cessait de le dévisager. Il avait dû en voir beaucoup défiler dans ce fourgon, pensa Maisongrande, mais rarement des gars dans mon genre.
Il est vrai que le personnage qui se trouvait enchaîné n'avait vraiment rien d'un pilleur d'églises, encore moins d'un voleur à la roulotte. Mais ne jamais juger sur les apparences était l'une des leçons que le jeune policier auxiliaire tenait à mettre en pratique le plus rapidement possible.
Cependant le prisonnier intriguait le jeune appelé. Ce n'était pas tant sa tenue, mais le motif de son arrestation ne cadrait absolument pas avec le personnage. C'est pourquoi il cherchait à deviner à travers son regard s'il s'agissait d'un déséquilibré où d'un simple maniaque.
Maisongrande leva les yeux vers lui. Il n'y avait dans son regard aucune expression; bien plus, ce regard le mettait mal à l'aise. Il aurait été incapable de dire pourquoi, mais il y avait quelque chose dans les yeux de cet homme qui lui faisait peur.
Il détourna la tête et remarqua que le fourgon regagnait le commissariat de la rue donnant sur la cour arrière du commissariat…



Samuel Goldberg dévisagea l'individu qu'on venait de lui amener.
Rien au début de cette soirée n'avait laissé présager qu'il aurait à enregistrer une déposition cette nuit; et à l'annonce du motif d'arrestation de l'homme élégamment vêtu qui se trouvait en face de lui, il avait franchement levé les sourcils.
Lui, un cambrioleur ? Et d'église, en plus ? Il est vrai que ses nombreuses années dans la police lui avaient appris à ne pas se fier aux apparences, mais tout de même, il subsistait une incohérence entre le personnage et le chef d'accusation.
- Bon, se dit Goldberg; on verra bien ce qu'il a à nous raconter, ce drôle d'oiseau...
Il prit place à son bureau en face de Maisongrande, et fit signe à Frantz qu'il était prêt à commencer la procédure avec l’audition du mis en cause.
- Vous comprendrez qu’on vous garde les menottes pour le moment.
C'était plus une affirmation qu’une question et Maisongrande ne répondit pas. Goldberg prit la carte d’identité qu’on lui avait remise avec l’interpellé.
- Alors: nom: Maisongrande; prénom:Frédéric...
Il leva les yeux sur l’homme assis en face de lui: pas de réponse.
Goldberg reprit:
-...pris en flagrant délit de cambriolage à la Cathédrale de Strasbourg...eh bien, fit-il en s'adressant directement à l'interpellé, tu ne fais pas les choses à moitié, toi!
Il se tourna vers Frantz; celui-ci lui annonça que son pigeon n'avait pas de casier judiciaire. Aucune trace de lui au fichier des personnes recherchées.
- Bon, reprit le lieutenant en s’allumant une cigarette d’un paquet trouvé dans un tiroir; peux-tu me dire ce que tu faisais dans cet endroit interdit au public, en pleine nuit ? Tu m’as l’air d’un type qui n’a pas trop à se plaindre, et en plus tu crèches pas dans une caravane...alors il faut m’expliquer la situation, d’accord ?
Pas de réponse.
Goldberg avait l'habitude de ce genre de mutisme; il se pencha en arrière et passa ses mains derrière son cou:
- Tu sais, c'est pas dans ton intérêt de la fermer; si tu ne nous dis pas ce que tu essayais de faire dans la Cathédrale cette nuit, on va être obligé d'improviser ! Comme on a une imagination débordante dans la police, ton histoire pourra sans doute devenir le sujet d’un bouquin. Mais ça m'ennuierait de faire de toi un héros de livre de poche sur de simples suppositions, et tu comprendras aisément que le procureur ne croira pas que tu t'y es rendu dans le simple but de te recueillir en silence...
Maisongrande lui lança un regard froid que Goldberg soutint:
- Et si je parlais ?
- Dans ce cas on finirait la procédure et tu te retrouverais plus vite en garde à vue.
Maisongrande soupira et laissa échapper un murmure:
- De tout façon, vous ne comprendriez pas...
- Bien sûr que je peux pas comprendre, puisque tu ne me dis rien ! Répondit Goldberg d’un ton théâtral. Ecoute, les données du problèmes son simples, pourtant: le chantier de la Cathédrale est interdit au public, et de tout évidence tu es allé au-delà de cette interdiction dans un but précis, on est bien d’accord ? Bon alors dis-nous de quoi il en retourne et tout le monde sera content !
Casagrande leva les yeux et se redressa sur sa chaise:
- Et si je vous disais qu'il y a quelque chose à moi dans cette Cathédrale, quelque chose auquel je tienne énormément, et que je veuille absolument le récupérer avant que d'autres ne le fassent ?
Samuel Goldberg écrasa le mégot de sa cigarette dans son cendrier. Comme il voulait s’en allumer une autre, il chercha désespérément un paquet de cigarettes dans les tiroirs de son bureau. Ses recherches demeurant vaines et sans succès, il se tourna vers Maisongrande:
- Eh, te fous pas de moi, ok ? Je cherche des clopes et j’en trouve pas. C’est le genre de tracasserie qui a le don de passablement m’énerver. Alors si pour ajouter la cerise sur le gâteau tu commences à jouer les petits malins, crois-moi que ça va vraiment pas aller entre nous ! Si t'as perdu ton portefeuille ou quelque chose du même genre, pourquoi tu l'as pas signalé après ta visite à l'un des commissaires du culte ? Y en a assez dans la Cathédrale, non ? Dès que tu y fais un pet de travers, tu en a tout de suite six sur le paletot, et toi tu essaies de me raconter que t'as pas été fichu d'en dénicher un pour régler ton problème d'objet perdu ?
Maisongrande soupira:
- Je savais que vous ne comprendriez pas...
Goldberg se leva au bord de la colère:
- Eh ben, tu as raison, je ne comprends pas. Bon, tu signeras la feuille que te remettra mon collègue, et tu passeras la nuit en garde à vue, en attendant demain...moi, je vais me chercher un café...t'en prends un aussi, Frantz ?
Le major sortit du bac de l’imprimante la copie du procès-verbal qu’il tendit à Maisongrande:
- Ouais, sans sucre...signez là et là, je vous prie...merci.
Frantz rangea le dossier dans la panière de l’équipe montante et posa le double signé sur le bureau de Goldberg au moment où deux gardiens venaient chercher le mis en cause pour le conduire dans une cellule de garde-à-vue où il pourrait finir la nuit.
Une fois seuls, le major s’adressa à son lieutenant:
- Pourquoi tu n'as pas continué à l'interroger ?
- Ce type nous cache quelque chose, et il n'est pas prêt à vider son sac. De plus, il aurait très bien pu nous pondre un bateau énorme sans pour autant montrer quelque signe de nervosité que se soit...à mon avis, il ne mentait pas en disant qu'il y a un truc à lui là-bas...ce type a des nerfs d’acier, et je crois qu’on va avoir du mal à l’accoucher si on s’acharne.
Frantz but une gorgée de son café.
- A ton avis, c'est quoi, ce" truc si précieux"?
Goldberg fixa la rivière en écrasant le petit gobelet de plastique:
- J'en sais rien, un portefeuille, un parapluie, une chemise en carton qu'il y aurait oublié pleine de documents secrets, je sais pas...j'en sais fichtre rien ...


Il régnait comme une ambiance de folie ce soir-là au bar du 7ème art.
L’inconnu qui jouait au billard pool depuis bientôt trois heures, et qui assurait le spectacle à lui tout seul, rendait la soirée palpitante pour les quelques jeunes venus ici passer un moment avant la dernière séance de la nuit.
Ceux qui avaient nourri l’espoir secret de rencontrer l’âme soeur s’étaient vite fait une raison: ce soir n’était pas leur soir, mais bien celui de ce portugais excentrique et extravagant.
C’était bien simple: depuis le début, il n’avait pas manqué une seule bille. Les quelques téméraires qui osèrent risquer un peu d’argent contre lui s’étaient tous fait plumés, et le spectacle n’en devenait que plus grandiose. A tel point que le barman du sous-sol lui fit porter une bière à ses propres frais !
Mais ceux qui jusqu’à présent assistaient à cette exhibition pouvaient se rendre compte que depuis quelques instants, l’homme avait un peu perdu de sa concentration; en effet, il avait semblé absent un court moment, et son regard avait scruté l’assemblée euphorique avant de se replonger dans le jeu.
Un homme était rentré, et après avoir lui aussi observé la petite assemblée, s’était installé à une table au fond de la salle avant de commander un verre.
La présence de ce nouvel arrivant avant quelque peu perturbé le joueur, mais très vite il répondit aux sollicitations de son public amusé et étonné.
- Et maintenant la dernière épreuve de la soirée ! Je vais essayer de faire rentrer les deux dernières boules jaunes et la bille blanche dans le même trou en un seul coup de queue...et en trois bandes !
Son annonce fut accueillie par un tonnerre de sifflet et d’applaudissement. Puis le silence retomba. Le portugais se concentra, visa longuement la bille blanche, et d’un coup d’une vivacité exceptionnelle poussa la bille vers les deux jaunes restées de l’autre côté de la table. Et la première vint s’aligner contre les autres dans le ventre de la table, suivie de près par la seconde; puis se fut au tour de la bille blanche de disparaître dans la poche du coin gauche.
- Et voilà !!
La sortie du portugais fut saluée comme il se devait. Souriant aux compliments qui lui étaient adressés, il quitta le groupe de joueurs au moment où le barman remit de la musique d’ambiance. Une fois à l’écart, il se dirigea vers la table où se tenait assis le jeune homme entré durant son show. Il le trouva en train de siroter un Bourbon. Curieusement, son visage s’était fermé alors qu’il prenait place en face de l’inconnu.
Ce dernier posa son verre et avala le breuvage:
- Belle prestation, vraiment...tu m’avais caché que tu étais aussi adroit au billard !
Mais le portugais ignora le compliment et se pencha vers lui:
- Qu’est-ce que tu viens faire par ici, toi ? Ca faisait un bail que je n’avais pas croisé ta tête sur cette partie du continent. J’ai même cru que tu étais mort.
- Eh bien tu vois que non... Ca remonte à quand, notre dernière rencontre, déjà ?
- Qu’est-ce que tu veux ?
Le ton sec du joueur de billard surprit le buveur de Bourbon qui posa son verre avant se sortir une boîte de cigarillos de l’une des poches de son manteau brun posé sur le dossier de la chaise voisine.
- Oh, on dirait que ce soir, mieux vaux pas se frotter à ton pelage ! Dit-il en allumant son cigare.
Il tendit la boite ouverte à son vis-à-vis:
- Tu en prends un ?
- Tu n’as toujours pas répondu à ma question.
- Le tourisme ?
Le portugais frappa du poing sur la table, manquant de renverser le verre de Bourbon :
- Arrête de te foutre de moi ! Je sais très bien que c’est pour lui que tu es là ! Je te connais bien, va !
Le jeune homme durcit son regard et fixa le joueur de billard dans les yeux :
- Tu t'es déjà pas mal fait remarquer avant, alors inutile de poursuivre ton show ici en frappant du poing comme un hystérique, je t'en remercie.
Le portugais se renversa en arrière et sourit:
- Il est pour moi, tu entends ?
Cette fois, le jeune homme se pencha vers le joueur de billard; le ton de sa voix s’était fait plus ferme:
- Exact. C’est bien pour lui que je suis ici. Est-ce que ça te pose un problème particulier ?
Le portugais se redressa en souriant. il était parvenu à faire dire au jeune homme la raison de sa présence dans cette ville.
- Je vois que tu les prends toujours sans glace, dit-il en désignant le verre de Bourbon presque vide.
- Tu dévies de notre conversation, Rodrigues...
Rodrigues émit un petit rire sardonique:
- Bah ! Qu’importe ta présence ici ! Tu n’es pas de taille à te mesurer à moi et de plus, tu es assez intelligent pour ne pas risquer ta vie pour la sienne, avec tout ce qu’elle pourrait t’apporter...
- Sauf si je te tue...
Le jeune homme avait prononcé ces derniers mots avec une lenteur solennelle. Il porta le verre à ses lèvres, sans pour autant quitter le portugais des yeux.
- Tu t’en crois capable, vraiment ?
Il éclata d’un rire gras.
- Tu ne manques pas d’audace, en tout cas ! Mais tes menaces ne me font pas peur ! Je me suis jurer d’avoir sa tête, et rien ni personne ne m’en empêchera, surtout pas toi !
- Soit, il te sera peut-être possible de l'approcher malgré moi, mais rien ne dit que tu seras capable de le supprimer.
- Ecoute-moi bien, Rodrigues: ne t’avise même pas de lui adresser la parole, sans quoi je te jure que je te retrouverai, pour la dernière fois...laisses-le en paix; il a assez de problèmes sur le dos et il est inutile que tu viennes lui en créer de nouveaux.
- Arrête, tu vas me faire pleurer ! Gémit Rodrigues en s’asseyant face à son interlocuteur. Des problèmes ? Tout le monde en a. Moi aussi j'en ai ! Ca ne m'en créera pas un supplémentaire que de me débarrasser de lui. C’est comme ça, c’est la Règle. Il n’y a pas d’histoire d’amitié là dedans...
Le jeune homme se pencha une fois encore vers Rodrigues et d’un ton calme, réitéra sa mise en garde:
- Je te le répète, mon cher: si tu fais mine de bouger dans sa direction, je te tue.
Le portugais se leva brusquement, renversant sa chaise; la colère se lisait sur son visage empourpré:
- Un bon conseil aussi: ne me menace pas, Lebeau ! Jamais ! Sinon je pourrais bien commencer par toi avant de régler son compte à ton ami ! Tu fais une erreur en croyant qu’une amitié est possible entre vous !
Lebeau vida son verre et regarda les joueurs affairés autour des tables de billard, de l’autre côté de la salle: certains regardaient dans leur direction et cherchaient à savoir ce qui se passait.
Mais Lebeau leur répondit par un regard qui les fit retourner à leur partie aussi sec. Puis il se tourna vers le Portugais:
- Bonne soirée, Rodrigues...
Voyant que l'entretien venait de se terminer, Rodrigues tourna les talons et se dirigea vers la sortie, bousculant des épaules un couple qui descendait l’escalier vers le caveau.
Resté seul, Lebeau joua quelques instants avec son verre vide, le regard évasif, presque songeur.
S'approchant de sa table, un homme aux longs cheveux blonds dont quelques mèches étaient tressées de chaque côté de son visage prit la chaise bousculée par le portugais et vint s’asseoir à droite de Lebeau . Il portait un bouc blond et un anneau d’or brillait à son oreille gauche; il leva légèrement la visière de sa casquette bleue des New Orléans Saints en passant sa main sous sa nuque blonde:
- On dirait qu'il est furax après toi.
- Ne t'occupe pas de ce détail, Lièvre. La présence de Rodrigues est certes contrariante mais elle ne constitue pas un problème majeur en soi. Cependant il nous faudra compter avec lui.
- Prévois-tu des changements dans tes plans, cousin ?
Lebeau se contenta de sourire:
- Continuons de faire ce que nous avions prévu et tout devrait bien se passer...

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