08 novembre 2005


CHAPITRE V





Samuel Goldberg ouvrit de grands yeux en lisant le rapport qui lui était parvenu quelques instants auparavant.
Il se leva, sortit en hâte de son bureau et descendit à l’étage inférieur. Il traversa le long corridor du rez-de-chaussée et s’engouffra dans un petit couloir qui le conduisit jusqu’aux bureaux du quart. Là il demanda où avait été transféré l’auteur de l’affrontement de l’orangerie; un autre lieutenant lui répondit qu’il trouverait sûrement celui qu’il cherchait dans la grande salle des interrogatoire.
Goldberg n’aimait pas trop cette nouvelle salle, pure copie des modèles américains; il avait l’impression de jouer une scène de théâtre, observé à travers un miroir sans teint par ses collègues et bien souvent ses supérieurs...

Il arriva enfin à cette salle des interrogatoires située au second étage du commissariat central; devant la salle au miroir sans teint se trouvaient déjà deux officiers. L’un d’eux était Frantz Glutz.
Se tournant vers Goldberg, il le salua et fit une remarque ironique:
- On dirait qu’il se plaît chez nous, ce type, dis donc !
Sam salua ses deux collègues, l’autre était un capitaine qu’il ne connaissait pas.
- Ah, je constate que tu as lu le rapport de la patrouille, reprit Frantz en sortant une cigarette de son paquet.
Goldberg ne fit pas attention à la remarque de son collègue. A travers la vitre, il observa un autre officier de quart procéder à l’interrogatoire.
- Il est là pour quoi, cette fois-ci ? Demanda-t-il au capitaine.
- Tu vas rire; un type et lui se battaient à l’épée dans le parc de l’Orangerie cette nuit ! Les collègues de l’octroi les ont chopé il y a une heure. Du flagrant délit en or massif.
Il tira une bouffée sur sa cigarette et recracha la fumée en riant:
- C'est un habitué des armes blanches, ce type ! On dirait presque une grosse farce de gosse.
- Et l’autre, où est-il ?
- Ca, c'est le grand mystère, Sherlock Holmes ! Il parait qu'il aurait réussi à leur échapper, malgré les sommations. Ils ont juste réussi à le blesser; il s’est barré à travers le parc. On a suivi les traces de sang, mais à un moment donné, plus rien, ni par terre ni dans les buissons avoisinants. Pire qu’Houdini, ce type...mais les recherches se poursuivent...
Goldberg se retourna vers le miroir sans teint. Il reconnaissait mal l’homme qu’il avait enfermé l’autre nuit; son visage était plus marqué, et il semblait en proie à une étrange angoisse.
- Bien, attendez-moi ici; je vais entrer.
Frantz tiqua:
- Eh, holà...t’as pas le droit sans la permission spéciale du Patron, mon vieux ! Etant donné que c’est pas ton affaire, entre guillemets, tu vas te faire incendier si tu fais ça !
Il prit son collègue par les épaules:
- Je comprends que cette affaire puisse te passionner. Mais n'oublie pas ton devoir et ce qui en découle: laisse-leur faire leur boulot et fais bien le tien. Oh, Sam ! Tu m’écoutes, au moins ?
Mais Goldberg s’était déjà engouffré dans le sas d’accès à la salle des interrogatoires.

Une forte odeur de cigarette et de transpiration le prit à la gorge. Il venait d’arriver en plein milieu de l’interrogatoire.
- ...Et qui était cet homme qui a tenté de vous tuer, comme vous l'affirmez ?
L’interrogé répondait d’une voix lasse:
- Je vous l’ai déjà dit; il s’appelle Walter Reinhardt...
- Comme celui qui dirige les fouilles à la Cathédrale ?
Maisongrande se retourna, effrayé par l’intervention de Goldberg qu’il n’avait pas entendu entrer. Son regard trahissait sa tension.
Goldberg salua son collègue d’une poignée de main et l’interrogatoire reprit.
- C’est ce Reinhardt, alors ?
- Oui, c’est lui...
Le capitaine Guillomard, un gros moustachu, se renversa sur sa chaise et s’étira. Surpris lui aussi par l'arrivée de Goldberg, il n'en laissa cependant rien paraître:
- Tu veux nous faire avaler que Reinhardt est ton tueur, c’est bien ça ? Trouve autre chose, parce que moi je ne marche pas. Reinhardt est un archéologue, connu dans le monde entier. On a demandé à Berlin de nous envoyer tous les renseignements disponibles à son sujet. Rien sur un quelconque passé criminel, pas d’antécédents psychiatriques...un casier judiciaire aussi vierge que ma petite Emilie, trois ans !
- Bons sang, s’indigna Maisongrande; vous avez lu le rapport, non ? Il était armé d’une épée et si vos collègues n’étaient pas intervenus, il m’aurait tout bonnement tranché la tête !
- Le rapport dit aussi que vous avez été appréhendé avec un manche d’épée dans votre main gauche. Ca devait pas être totalement innocent non plus, ça. Vous étiez armé vous aussi ! Vous êtes tout aussi coupable que lui, car dans l'effet inverse, c'est probablement vous qui l'auriez tué!
Il désigna le sac transparent qui contenait le manche de l’épée de Maisongrande, numéroté et étiqueté comme pièce à conviction.
- C’était pour un échange qui a mal tourné où quoi ? Parce que vous êtes bien antiquaire, n’est-ce pas ?
Maisongrande opina du chef. Guillomard reprit:
- Remarquez, on ne bat pas pour définir le prix d'un objet, votre conduite est donc de toute façon inqualifiable...vous n’avez pas honte ? On dirait des gosses inconscients du danger.
Maisongrande hocha de la tête.
- En effet, je suis antiquaire...je ramenai chez moi l'épée dont les restes sont enfermés dans votre sac en plastique...une valeur inestimable, perdue, maintenant.
Le policier demanda confirmation de son hypothèse:
- Vous étiez prêt à tuer pour cette épée ?
- Vous avez trop regardé la télé, mon vieux, lui répondit Maisongrande en souriant. Dans la vie on ne coupe pas de tête lorsqu’une épée vous intéresse, on négocie à coup de chéquiers ou de cartes de crédit ! Cet homme en avait après moi, pas après mon épée. Et moi encore moins après la sienne...maintenant, pourquoi en avait-il une lui aussi au moment des faits, là je ne saurais vous répondre. C'est peut-être un dangereux criminel psychopathe !
Goldberg s’approcha de Maisongrande et s’appuya sur le dossier de la chaise sur laquelle il était assis:
- Il y a deux jours, un fou furieux a tout mis à sac au Fossé des Treize dans l’espoir de vous trancher la tête. Et voilà que ce soir, vous remettez ça avec un autre type. Le même, peut-être? Nous n’en savons rien pour l’instant. Allez-vous nous dire ce qui se passe où va-t-on être obligé de faire notre propre enquête ?
- C'est votre travail, non, les enquêtes ?
- Parlez, c'est dans votre intérêt, lui murmura Goldberg. On est aussi là pour vous aider, si vous êtes en danger...
Maisongrande se tourna vers Goldberg, le regard suppliant:
- Ecoutez, il fait que je parte d’ici: ma fiancée est en danger et je dois la protéger !
- De quel danger parlez-vous ? Demanda Guillomard en sautant sur la perche que Maisongrande venait de lui tendre involontairement. Expliquez-nous tout.
- Non, vous ne comprendriez rien à l'affaire. Laissez-moi la mettre en lieu sûr...
- Dites-nous tout et je vous promets que nous la protégerons.
- Mais bon Dieu puisque je vous dis que vous ne pouvez rien faire ! Cria Maisongrande en se levant brusquement.
Goldberg le fit se rasseoir:
- Calmez-vous, Maisongrande ! Je vous l’ai dit l’autre soir: tant que vous vous obstinerez à ne rien vouloir nous dévoiler, il est vrai que nous ne pourrons rien pour vous.
Guillomard s’alluma une cigarette.
- Nous avons tout le temps, Maisongrande...si vous voulez rien dire, libre à vous; mais vous moisirez ici le temps qu’il faudra pour vous faire cracher des aveux clairs et complets.
Maisongrande ferma les yeux et se replia sur lui-même:
- Et quand bien même je vous racontais, vous m’enverriez directement à l’asile le plus proche... alors à quoi bon ?
Guillomard tendit une chaise à Goldberg . Une fois son collègue assis, il reprit:
- Bien, récapitulons...
Maisongrande s'effondra, las, sur sa chaise.
- Qui était ce type, et que vous voulait-il ?
Pour la énième fois de la nuit, l’antiquaire récita ce qu’il n’avait cessé de proclamer:
- C’est Walter Reinhardt...il m’a provoqué en duel pour s’approprier ma tête...et il m’accuse du meurtre de sa femme survenu il y a longtemps.
- Qu’entendez-vous par...longtemps ? Demanda Goldberg.
- Nous avons épluché le dossier du Muséum de Berlin; Reinhardt n’est pas marié, et encore moins veuf, poursuivit Guillomard. Quant à votre casier, il est vierge. Pouvez-vous nous expliquer vos propos ? Vous dites avoir tué sa femme...
- Je n'ai tué personne...
Maisongrande se prit la tête à deux mains. Une larme coula le long de sa joue, et vint mourir au creux de sa bouche. Finalement ses lèvres balbutièrent:
- Désolé, je ne peux rien vous dire...je suis désolé. J’aimerais, pourtant...
Les deux policiers se regardèrent. Puis Goldberg se leva, dit à son collègue d’enfermer l’antiquaire dans une cellule; bien gardée, précisa-t-il.

Une fois hors de la salle d’interrogatoire, il s’alluma lui aussi une cigarette.
Il avait l’impression de nager en plein mystère, et cela l’excitait: qui étaient donc ces gens, et pourquoi se pourchassaient-ils au point de venir saccager un commissariat ? Et Maisongrande, pourquoi ne voulait-il rien dire sur cette histoire ?
Il se devait d'éclaircir ce mystère le plus rapidement possible. Et ça, il se le promit…


Lebeau gara sa BMW le long du trottoir en face de l’église Saint Louis.
Il loua le ciel de cette chance, car dans le temps il lui fallait faire plusieurs fois le tour du pâté de maison avant qu’une place ne se libère.
Or cette nuit-là il n’avait franchement pas de temps à perdre à tourner pour se garer !
Il descendit de voiture et saisit son épée qui était posée à l’arrière dans son fourreau. Il la dégaina et se dirigea vers la grande maison alsacienne qui faisait autrefois office de presbytère.
La porte donnant accès à la petite cour était fermée et protégée par un signal d’alarme. En cas de tentative d’effraction, celle-ci se mettrait automatiquement en marche.
Lebeau fouilla dans les poches de son trench coat et en tira un trousseau de petits rossignols et de tournevis. Se penchant sur la serrure, il lui fallut moins de vingt secondes pour la crocheter. Il sourit lorsque la porte s’ouvrit sans un bruit, satisfait de sa prestation. Rangeant ses outils, il progressa lentement à pas feutrés dans la cour jusqu’au perron de l’entrée.
Il grimpa le petit escalier avant de se trouver en face d’une seconde porte.
Il observa la serrure; aucune trace d’effraction. Il poussa un grand soupir et une nouvelle fois remercia le ciel d’être arrivé là le premier.
Pour la seconde fois, il fut obligé de crocheter la serrure pour pouvoir entrer.

La maison semblait baigner dans le calme.
Lebeau ouvrit la porte vitrée qui donnait accès à l’escalier conduisant au premier étage et donc à la chambre à coucher de Morrigann.
A pas feutrés il entreprit de monter l’escalier quatre à quatre et arriva dans le couloir. Il repéra ce qui devait être la chambre à coucher; son intuition se confirma et poussant la porte sans faire de bruit, il se dirigea vers le lit.
Il vit que la jeune femme dormait profondément au-dessus des draps, sans sa nuisette; seule une culotte de satin la couvrait. Gêné, il rabattit la couverture de soie sur le corps endormi avant de la réveiller:
- Oriane...
Pas de réaction. A nouveau il posa sa main sur l’épaule tiède de la jeune femme:
- Morrigann!
Comme la première tentative, la seconde fut un échec. Alors il la secoua en la prenant par les épaules. La jeune femme ouvrit les yeux et poussa un cri de surprise que Lebeau étouffa de sa main:
- Du calme, c’est moi, Rémy ! Arrête de crier...
Il lut dans ses yeux qu'elle l'avait reconnu. Il relâcha un peu son étreinte.
Une fois l’effet de surprise estompé, elle se redressa. La couverture glissa le long de son corps nu, et Lebeau la lui remonta en rougissant:
- Fais gaffe, ma chère: je te rappelle que t’es à poil...
- Qu’est-ce que tu fais ici en pleine nuit ? Demanda -t-elle en regardant le réveil.
Puis elle se tendit.
- Frédéric! Il lui est arrivé quelque chose! Ou bien il est avec toi ?
- Calme-toi. Je suis venu te chercher parce que tu n’es plus en sécurité ici; il faut que tu viennes avec moi tout de suite.
- Frédéric, où est-il ? Réponds-moi ! Il lui est arrivé quelque chose de grave ? Est-ce qu’il est...
- Non, la rassura Lebeau; enfin je ne crois pas... à vrai dire j’espérais le trouver ici avec toi, mais apparemment il doit se cacher ailleurs. Pour l’instant ce qui compte, c’est toi. Tu vas enfiler des vêtements en vitesse et on va déguerpir d’ici avant qu’il n’arrive.
- Mais qui ça ? Qui me menace ? Et où étais-tu depuis tout ce temps ? Tu disparais et un beau jour tu réapparais comme si de rien n’était.
- Je te répondrai quand on sera loin d'ici. En attendant, on file, si tu veux bien !
- On est en danger, c'est ça ? Mais qui...
- J’en sais rien...ça peut être Rodrigues ou Reinhardt; en tout cas, on doit faire vite...
Morrigann sauta hors de son lit et attrapa un pull qui était plié sur une chaise.
- Tu parles de Walter Reinhardt, l’archéologue ? C’est impossible; je l’ai vu cet après-midi et nous avons même bavardé ensemble ! C'est vrai qu'il est effrayant, mais il n'a rien d'un tueur! Et Luis, ça va faire deux ans qu'on ne l'a pas revu dans le secteur...
Elle sortit la tête du pull et se passa une main dans les cheveux:
- Remarque, maintenant que tu me le dis, il ne cessait de m'interroger sur Fred sans jamais le nommer...
- Et il t’a rien dit qui t’a semblé bizarre pour un gars qui ne te connaissait pas ?
- Si, maintenant que tu en parles...
Lebeau chercha une paire de chaussures de la jeune femme sous l’armoire et les lui lança :
- Reinhardt est un Immortel, et tu l’as mis sur la piste de Cuchùlainn. Il s’est juré d’avoir sa peau coûte que coûte ! Et s’il arrive pas à le faire sortir de sa réserve, il s’en prendra à toi pour le provoquer... c’est assez son genre, je le connais bien. Enfile tes pompes et on y va !
- Quoi ? Mais qui est ce...
Il la coupa en la brusquant verbalement:
- C'est une très longue histoire. Moi-même je n'ai pas encore tous les éléments en main, mais je sais que Cuchùlainn est en très grand danger. Il est fort, mais pas assez pour rivaliser avec un gars entraîné comme Reinhardt.
- Je suis prête, lui répondit-elle en empoignant son sac à main. Mais tu crois que Fred est allé se battre contre Reinhardt ?
- J’en sais rien...à mon avis, c’est possible...
Ils quittèrent la chambre que Morrigann tint à verrouiller. Elle fit au passage la remarque à Lebeau qu’il aurait pu s’abstenir de crocheter pour entrer chez eux, la sonnette ayant été un meilleur moyen pour s’annoncer.
- Désolé, mais si tu n’avais pas été seule, ça aurait donné l’alerte!
- Au fait, j’y pense: Frédéric s’est fait agressé au commissariat par Rodrigues il y a deux jours de ça...parce qu’il s’est fait attrapé en train de...
- Je sais, la coupa Lebeau...si il est surveillé par les flics, il y a une chance pour que les autres ne puissent rien tenter contre lui dans l’immédiat. Pour l’instant, je vais t’emmener loin de Strasbourg et je tâcherai de retrouver Cuchùlainn par la suite.
Mais alors qu'ils descendaient l’escalier, Rémy attrapa la jeune femme par le poignet et la fit remonter en vitesse; elle manqua de se fouler une cheville sur la dernière marche de l’escalier et étouffa un cri.
- Qu’est-ce qui t’as pris oh ?! Je me suis fait mal à la cheville.
Mais Il lui intima une fois de plus le silence. Elle s’approcha de lui et lui demanda à voix basse:
- Qu’est-ce qu’il y a ? Dis-moi...
- Tu n’as rien senti ?
- Non.
- Un Immortel est dans les parages.
Morrigann sourit:
- C’est peut-être Frédéric qui rentre ! Je ne vois pas pourquoi tu t’affoles !
Mais Lebeau resta à l’écoute. Quelques secondes plus tard, il fit rentrer Morrigann dans la chambre après avoir fracturé la serrure d’un coup d’épée.
- Mais t’es complètement malade, ma parole! Je te ferais remarquer qu'ici c'est chez moi et donc que j'ai les clés pour y entrer !
- Si ça avait été Cuchùlainn, là en bas, il n’aurait pas joué avec la serrure de la porte d’entrée et il aurait tout de suite allumé la lumière. De plus, concernant la porte, te connaissant il aurait su qu’elle était fermée! Auquel cas, il l’aurait ouvert avec sa clé. Ce n’est pas ton homme, et comme la sortie est bouchée, il va falloir trouver un autre moyen de décaniller d’ici...suis-moi!

Ils empruntèrent le couloir sombre. Passant devant une vitrine, Morrigann freina le cajun :

- Attends...

Elle ouvrit la vitrine et s'empara de son épée, accrochée sur un présentoir. Lebeau tomba en admiration devant la spleundeur de l'épée. Il n'en avait jamais vu de semblable. Mais le temps pressait, et il se promit de l'interroger quant à sa provenance, une fois à l'abris...
Ils s’engouffrèrent dans la chambre et Lebeau conduisit Morrigann dans la petite salle de bain. Il ouvrit la porte-fenêtre et ils se retrouvèrent sur le balcon.
Le cajun se pencha et attira la jeune femme contre lui:
- Viens, et serre-moi fort contre toi.
- Tu crois vraiment que c’est le moment de...

Lebeau ne put s'empêcher de sourire malgré la gravité de la situation:
- Tu me prêtes des intentions, très chère...ça ne va pas entre vous, en ce moment ?
- Idiot...
Le bruit venant des escaliers se rapprochait dangereusement. Lebeau se concentra alors sur leur problème.
- Fais ce que je te dis...et surtout fais-moi confiance.
La jeune femme s’exécuta.
Puis elle poussa un cri en se voyant basculer dans le vide. Elle ferma les yeux et sentit sa peau s’érafler au contact des épines des buissons dans lesquels ils venaient d’atterrir. Lebeau lui avait servi de matelas amortisseur. Elle s’écarta et se tourna vers le jeune homme.
- Mon Dieu! Je t’ai sûrement cassé les côtes!
Mais le cajun se leva en grimaçant:
- Je pense que ça passera. Vite, monte dans la bagnole !
- Je ne connais pas ta voiture !
- La BM noire. Vite !
Elle se releva à son tour et tout deux coururent vers la BMW. Lebeau y jeta son épée à l’arrière et Morrigann s’installa.
La voiture démarra dans un fracas; la jeune femme se tourna vers la maison et poussa un cri:
- Rémy ! Y a quelqu’un sur le balcon ! Et il va sauter !!
- Accroche-toi à ton siège, on décolle...
Et il fit rugir le moteur, accrochant au passage l’aile d’une voiture garée devant la sienne. Mais il remarqua que sa voiture avait du mal à se déplacer. Aussitôt il comprit et pesta en frappant du poing contre son volant:
- Merde! Il nous a crevé les pneus ! Tant pis, on fonce !
Et il prit le virage à droit pour regagner le boulevard qui leur permettrait d’accéder à l’autoroute. Les pneus crevés ralentissaient considérablement leur fuite. Aussi Lebeau appuyait-il sur le champignon pour atteindre une vitesse qu’il jugea honorable.


Resté seul devant l’ancien presbytère, Walter Reinhardt fixait des yeux le coin de la rue où les deux fugitifs venaient de disparaître. Il serra son épée dans sa main couverte de sang et jura entre ses dents:
- Bien joué, Lebeau...tu me frustres de ma vengeance une fois de plus...mais patience ! Je finirai bien par tous vous avoir; et Cuchùlainn expiera enfin son crime...je t’en fais le serment !
Il éclata d’un rire nerveux qui résonna dans la ruelle déserte comme un hurlement lugubre.


Lebeau avait du mal à maintenir le véhicule en équilibre sur l’autoroute. La gomme des pneus frottait contre les parois métalliques de la voiture, et cela la freinait considérablement.
Morrigann ne cessait de se retourner.
Le chauffeur tenta d’apaiser ses craintes:
- Calme-toi; il ne nous suit pas, si c’est ce qui t’inquiète. Je l’aurais senti, sinon...
Elle se tourna vers le conducteur et posa sa main sur celle qui tenait le levier de vitesse:
- Merci de m’avoir sauvé la vie...
Le cajun lui sourit:
- Bah, c’est normal, répondit-il; tu es la fiancée de mon meilleur ami ! Et je lui devais bien ça, après tout ce temps...
- Ton ami...tu nous as abandonné et tout d'un coup tu réapparais dans un fracas sans nom ! Je trouve que tu es plutôt gonflé, moi !
Lebeau ne laissa rien paraître sur son visage.
- Je n'ai pas d'excuse quant à ma façon d'agir. Mais dis-toi bien que si mon départ n'avait pas été nécessaire, jamais je ne serai parti comme ça.
- C’est vrai qu’on ne t’a plus revu depuis au moins dix ans...où étais-tu, dis-moi ?
Lebeau remarqua une station service. Il clignota et s’engagea dans la voie de décélération avant de répondre:
- J’ai beaucoup roulé ma bosse entre la Nouvelle-Orléans et ici...ça n’a pas été rose tous les jours, crois-moi !
Ils s’arrêtèrent devant un garage fermé.
- Reste là; je vais demander à ce qu’on nous change les roues. J’en aurai pas pour longtemps...mais à c’t’heure-ci, je crains qu’on essuie un refus ! Bah, de toute façon, l’argent vient à bout de tous les problèmes ! Au moins dans ces cas-là...et ensuite on file direction Colmar.

Oriane fit la moue. Colmar à son sens était loin d’être une ville tranquille. Maisongrande ne voulait plus qu’elle y retournât depuis qu’il y avait ressenti la présence d’Immortel lors d’un déjeuner chez ses parents. Et voilà qu’à présent Lebeau comptait l’y mettre en sécurité !
- Pourquoi là-bas ?
- Parce que j'y ai de la...famille, qui pourra prendre soin de toi.
Elle se tourna vers son ami, le regard sombre et les sourcils froncés:
- Il y a...des Immortels, à Colmar...l’aurais-tu déjà oublié ?
Lebeau sortit une américan express dans l’une de ses poches avant de répondre: - Exact, il y a des Immortels à Colmar...mais rassure-toi; là où ils sont, ils ne nous importuneront plus. J'ai fait le ménage, si l'on puis dire. Je sais que Cuchùl...Frédéric aurait aimé être de la partie, mais j’ai dû me débrouiller tout seul, sur ce coup.
Morrigann remarqua que Lebeau avait appelé Cuchùlainn de son nom d’emprunt.
Elle n’aimait pas trop qu’on l’appelât par son nom Celte; pourtant elle savait tout, avait tout accepté du passé de l’homme qu’elle aime.
Elle gardait secrètement l’espoir que le Prix soit sien, et qu’ainsi ils puissent vivre en paix, vieillissant de concert...mais pour ça il fallait que les autres Immortels meurent, y compris Lebeau; et cela, elle ne le voulait pas...du moins pas pour le moment.
Elle attendit quelques minutes avant que le cajun ne revienne; il avait réussi à convaincre le garagiste en lui mettant sous le nez un paquet de billets d’un équivalent de six mois de salaire.
La voiture fut installée dans l’atelier, et une demi-heure plus tard, elle était à nouveau équipée de pneumatiques, increvables cette fois-ci.
Lebeau acheta encore quelques provisions qu’il régla plus que largement; et tous les deux firent route vers Colmar en empruntant la nationale, puis l’autoroute…
Morrigann commençait à se détendre, malgré la fatigue:
- Ca va, toi ? Demanda-t-elle à Lebeau qu’elle trouvait crispé au volant.
- Chère, la vie fut moins clémente pour moi que pour vous deux, mais je suis toujours là, en pleine forme...aussi dirons-nous que ça va bien !
Elle aimait trop certaines expressions typiquement créoles qui sortaient quelques fois de la bouche de son ami.
- Et tes...affaires, cher ?
- C'est en partie à cause d'elles que mon départ précipité m'a entraîné loin de vous. Au fait : jolie lame, dit il en faisant un signe de tête en direction de la plage arrière. Jamais encore je n'en avais vu de comme ça...sa lame est transparente, non ?

- C'est une arme forgée par les prêtresses d'Avalon. Sa lame est en diamant.

- En tout cas, elle est magnigique...Mais à présent repose-toi un peu; je te réveillerai quand nous arriverons...

La BMW s’arrêta en face d’une grande maison blanche dans le quartier sud de Colmar.
Morrigann s’était endormie sur la banquette arrière, exténuée par le stress de cette nuit. Lebeau lui aussi commençait à ressentir les effets de la fatigue, mais il lui fallait tenir encore quelques heures, au moins le temps de la mettre en sécurité.
Il sonna à la lourde grille noire; l’Interphone grésilla et une voix de femme lui répondit:
- Oui ?
- Florence ? C’est Rémy...désolé de...
- Monte vite, je t’ouvre !
Lebeau ne pu réprimer un sourire. Il était presque quatre heures du matin; il débarquait sans prévenir, sans même un cadeau ou quelque chose, et c’est comme s’il était sorti acheter une baguette de pain à la boulangerie du coin !
Il réveilla Morrigann et tous deux entrèrent dans le jardin de la maison. Approchant de la porte d’entrée, Lebeau entendit le léger bourdonnement qui lui indiquait que la porte ne demandait qu’à être poussée.
- C’est au second, dit Lebeau à sa compagne. On y est presque et tu verras, tu y seras en sécurité...
Des pas dans l’escalier lui annoncèrent l’arrivée de Florence. Elle était en chaussons, vêtue d’une simple robe de chambre de satin. Elle se jeta dans les bras du jeune homme et le couvrit de baisers.
- J’ai eu si peur...où étais-tu ? C’est toi qui a essayé de téléphoner tout à l’heure ?
Il tenta de se défaire de l'étreinte de la jeune femme:
- Tout va bien...je te présente Oriane, la fiancée de Frédéric.
- Entrez, restez pas sur le palier. Lièvre est passé, il y a un peu plus de deux heures, il voulait te voir...un certain Reinhardt cherche après toi...
- Je sais, lui susurra t-il à l’oreille. Montons, je te raconterai tout en détail...



Florence sortit de la cuisine avec un Thermos plein d'un café tout juste passé et rejoignit Lebeau au salon.
Morrigann s’était à nouveau endormie, mais cette fois sur le canapé de la chambre à coucher. Resté seul dans le salon, Lebeau se tenait debout devant la porte-fenêtre qui donnait sur le balcon et sur la rue de Castelnau.
En le voyant ainsi de dos, Florence ne pu s’empêcher de revenir quelques années en arrière...
...Ils avaient fait l’amour ici, dans le salon. Jamais encore cela ne leur était arrivé par le passé, et ils étaient persuadés qu'ils en garderaient un souvenir impérissable. Elle l’avait d’abord débarrassé de son manteau brun et ordonné qu’il se déshabilla afin qu’elle puisse faire une machine avec ses vêtements sales et humides.
Il était simplement vêtu de son caleçon lorsqu’elle le rejoignit. Il se tourna vers elle ;elle ne portait plus que ses sous-vêtements, un soutien-gorge en soie bleu et sa culotte assortie, l’ensemble recouvert d’un transparent de soie bleu nuit, lui aussi. La fatigue pouvait se lire sur son visage, tant ses traits étaient tirés, mais le désir était plus fort que tout le reste dans son coeur aussi la désira-t-il aussitôt.
L’attrapant par les hanches, il l’attira contre lui et l’embrassa tendrement sur la bouche, goûtant à ses lèvres comme à un fruit défendu. Puis le baiser devint plus fougueux, son étreinte se resserra et elle entreprit de le caresser sur son torse et son ventre encore glacé de sueur. Mais il était écrit que ce jour-là il n’aurait pas le dessus: c’est elle qui le renversa sur le tapis. Otant sa nuisette, elle laissa sa main parcourir son caleçon, tombant sur sa virilité érigée.
Elle lui sourit et l’embrassa alors qu’il se démenait comme un forçat avec la fermeture de son soutien-gorge. Quand enfin ils furent entièrement nus tous les deux, ils s’enlacèrent tendrement. Rémy caressa les seins de la jeune femme, posant ses lèvres sur les mamelons effrontément dressés ;il adorait cette partie du corps féminin, et Florence le savait. Elle guida sa main vers son bas-ventre tout en continuant à l’embrasser furieusement dans le cou. Elle poussa un soupir lorsque Rémy rencontra enfin la partie qui lui donnerait assurément du plaisir. Il remonta légèrement sa main et il entreprit de la caresser délicatement. Elle sentait son sexe dressé se frotter contre son ventre et le souffle chaud de son compagnon contre sa joue, puis dans sa bouche.
Elle le voulait, maintenant...
Le renversant sur le dos, elle vint s’asseoir sur son membre et se pencha vers lui pour l’embrasser une nouvelle fois. Rémy se cambra, la prit par la taille, et la regarda entamer un mouvement de va-et-vient régulièrement entrecoupé de petits soupirs de plaisir. Il se cambra afin de lui donner le plus de plaisir possible. Elle commença à le griffer, s’agrippant à son torse, prolongeant l’instant où elle se sentirait proche de l’orgasme. Au moment où il la sentit prête pour l’orgasme, alors qu’elle dominait leurs ébats, il l’attira contre lui et la fit se renverser sur le dos.
Sans la quitter, il se retrouva au-dessus d’elle, l’embrassa et lui mordillant le cou; sa main droite s’attardant sur son sein gauche, jouant avec son téton. Ses lèvres vinrent bientôt entreprendre le sein; la langue décrivant de petits arcs de cercle autour du mamelon. Petit à petit ,il sentit monter en lui le plaisir, mais il mit un point d’honneur à ne pas jouir tout de suite; il tenait d’abord à la sentir vibrer encore sous ses assauts. Elle aimait faire durer le plaisir elle aussi, et il avait envie d’être irréprochable sur ce coup. Puis ils changèrent de position, et dans cette communion de leurs deux corps, Florence atteignit le plaisir presque en même temps que Rémy.
Finalement elle se redressa et poussa un gémissement qui couvrit le râle de Rémy lorsqu’il éjacula en elle...
Ils transpiraient tous les deux, et Florence lui susurra un je t’aime à l’oreille tandis qu’il la serrait contre son coeur qui battait à cent à l’heure.
Ils restèrent là sur le tapis quelques instants, toujours l’un dans l’autre, ne formant plus qu’un seul être rassasié de lui-même.
Rémy avait fermé les yeux, et il continuait de caresser les cheveux de Florence contre sa poitrine. Elle était occupée à titiller ses petits bouts de sein d’homme, les mordillant à son tour comme il l’avait fait pour elle auparavant. Il grimaça sous l’effet de la douleur aiguë qu’avait engendrée la morsure de Florence, et il la regarda rire. Elle avait entièrement raison, pensa-t-il; une fois qu’on y avait goûté, il devenait difficile de s’en passer !

La jeune femme se tenait là, à songer à ces doux instants passés quand elle sursauta en entendant le son de la voix de Lebeau:
- Oh, à quoi rêvais-tu, ma chère ?
Elle s'efforça de sourire:
- A rien, rien de précis. Voilà le petit déjeuner !
Elle s'approcha de lui et versa le nectar dans une tasse qu'il tenait fermement. Son regard cherchant désespérément le sien. Elle y trouva cette flamme qui la réchauffait, mais elle constata soudain que le visage de Lebeau s’était fermé.
- Il viendra...
Florence eut un geste d’énervement en attrapant sa tasse, ce qui eut pour effet d’en renverser un peu sur la table basse.
- Pas ici.
Le ton de la jeune femme ne souffrait aucune réponse. Mais elle connaissait le chef de la Guilde des Voleurs comme sans doute aucune autre femme, et savait pertinemment qu'il ne se laisserait pas dicter sa conduite.
- Il viendra, je te dis...ici ou ailleurs. S’il ne parvient pas à lui mettre la main dessus, il cherchera Morrigann pour l’attirer dans son piège. Elle constitue l’appât idéal à ses yeux. C’est un sadique, tu ne peux pas t’imaginer.
Florence le regarda dans les yeux; ils semblaient vides à présent, presque transparents. Elle se vit dans la pupille dilatée.
- Mais comment saurait-il qu’elle est ici, à Colmar ?
Lebeau se pencha en avant, les mains toujours sur les genoux:
- Hier soir, j’ai tué Peter Mitchell...il m’avait provoqué et menaçait de te faire du mal si je refusais le combat, à toi comme aux autres membres de la Guilde venus avec moi de la Nouvelle-Orléans. La presse va forcément ébruiter l’affaire, et Reinhardt le saura. Du coup il fera le lien entre Colmar et le meurtre, et il en déduira que c’est là que je me trouve...
Mais Florence s’était levée, les mains tremblantes:
- Tu t’es battu hier soir, et tu ne m’as rien dit ? Tu es quand même gonflé, tu sais ! Et si il t’était arrivé malheur? Et si c’était Pete qui avait gagné ? Et nous autres dans tout ça, tu y as pensé, au moins ?
Lebeau la calma:
- Bien sûr que j’ai pensé à vous ! Arrête de crier, tu veux ? Pas un seul instant je n’ai cessé de penser à toi et au chagrin que je te causais...tu t’imagines peut-être que c’est facile de se rendre à une rencontre en pensant que c’est peut-être la dernière, qu’on y laissera sa peau ? seulement tu fais partie de la Guilde des Voleurs, une famille dont je suis responsable! Peter était des nôtres, il occupait une fonction importante au sein du conseil, tu ne l’as sans doute pas oublié. Il connaissait tout le monde. Il me fallait le supprimer, sans quoi nos ennuis auraient recommencé et les Dieux seuls savent jusqu’où ça aurait pu aller...
- J’ai choisi, Rémy. Je t’ai choisi, et je savais très bien de quoi il en retournait...j'ai choisi la vie de la Guilde même quand tu m’as avoué ton Immortalité et les conséquences d’une telle condition ! Peut m’importait, car je t’aimais. Et la première fois que nous nous sommes séparé, je savais très bien que désormais entre nous ce serait comme entre tous les voleurs et toi. Puis le destin nous a de nouveau réunis l’un près de l’autre...tu m’as avoué que ce ne serait plus comme par le passé, les choses ayant changées lors de la nuit sanglante où bon nombre de nos amis sont morts: tu refuses de trop t’attacher pour ne pas avoir à me faire souffrir de tes actes. Mais tu aurais pu quand même m’avertir que tu allais risquer ta vie...
- C’est pour toi, pour nous que je me bats, chère. Pour que la guilde renaisse enfin de cette terrible épreuve. L'épuration des anciens meneurs de la rébellion est à présent terminée.
Il posa la tasse de café, l’invita à se rasseoir et la prit dans ses bras:
- Je ne veux pas qu’il t’arrive quoi que ce soit de fâcheux à cause de moi, reprit-il. C’est pour ça que je ne t’ai rien dit...cela dit, tu as raison, j’aurais dû te mettre au courant.
- C’est ton cousin qui m'a mise au courant.
Lebeau ouvrit de grands yeux:
- Lièvre ?
- Il était là avec Malik et Choco...lui était au courant de bien plus de choses que moi.
- C'est mon demi-frère, à lui je pouvais le dire. Il fallait qu'il m'aide.
- Tu es vivant, c’est l’essentiel, répondit-elle en commençant à débarrasser les tasses.
- Je vais prévenir Choco que nous sommes là, Morrigann et moi. Il lui trouvera un appartement dans le centre et une nouvelle identité, au moins jusqu’à ce que j’ai contacté Cuchùlainn...
Il se leva et chercha son portable.
Florence acheva de débarrasser les tasses de café et les déposa dans l’évier de la cuisine. Puis elle revint auprès de Lebeau.
- Personne chez lui, fit il en éteignant l’appareil. J’essayerai plus tard...
- Et Fred, demanda la jeune femme; tu sais où il est, en ce moment ?
- A mon avis il est toujours en vie. S’il était mort, je l’aurais ressenti: son Quickening est le plus puissant de la planète. Les bouleversements qu’aurait entraînés sa mort, je les aurais ressentis en moi. Non, je pense que les flics l’ont serré une nouvelle fois. Mais il faut que je le sorte de là.
- Laisse-le plutôt là-bas; au moins il est en sécurité et protégé!
- Non, hélas...Rodrigues a failli avoir sa tête alors qu’il était en garde à vue, il y a deux jours.
Florence le regarda se diriger vers le portemanteau en titubant:
- Tu tombes de sommeil ! Où veux-tu encore aller comme ça ?
- Chercher Fred...occupe-toi bien de Morrigann, je reviens dès que possible.
- Non, il n’est pas question que tu conduises dans cet état !
- Ne crains rien, je ne risque pas de mourir dans un accident de voiture, si c’est ce qui te fait peur !
- Rémy Lebeau ! Je te somme de rester ici te reposer !
Il se retourna et lui lança un regard noir. Florence comprit qu’il était bien décidé; elle renonça à lui faire changer d’avis.
- Cette fois, tiens-moi un peu plus informée que les fois précédentes, au moins !
- Je vais avertir Cornélius en passant. Je crois que son aide sera précieuse.
Elle le regarda se diriger vers la porte d’entrée:
- Rémy...Pourquoi Reinhardt lui en veut-il autant ?
- Parce que Cuchùlainn a jadis tué sa femme, voilà pourquoi...et le pire, c’est qu’il ignore tout de cette histoire. Il n'a jamais vu Reinhardt par le passé. Je le sais par Cornélius qui lui était présent au moment du meurtre, il y a des siècles de ça...
Il passa la porte et elle l’entendit descendre les escaliers pour prendre rendez-vous avec son destin.

* * *


-...et voilà ce que nous faxe la police municipale de Colmar ce matin, dit Frantz à son ami entre deux gorgées de capuccino. Quand tu auras lu ce rapport, je suis sûr que tu auras envie de cuisiner notre pote Maisongrande une fois de plus !
Il était déjà dix heure trente quatre à la montre de Sam Goldberg.
Depuis ce matin cinq heure dix il n’avait pas pu toucher une tasse de café chaud à peu près buvable, et voilà que son ami Frantz le narguait avec son capuccino fait main sur sa cafetière personnelle, cadeau de sa belle-mère.
- Mhh, tu remarqueras que belle-maman a eu là une très bonne idée, chose rare, poursuivit le sous-brigadier en posant ses fesses contre le bureau de Goldberg. Cette cafetière est un véritable don du ciel !
Sam sortit de sa torpeur et plia son journal:
- Arrête un peu tes conneries; t’as la belle-mère la plus géniale de toute la France, peut-être même du monde entier et tu trouves encore moyen de te plaindre! T’es vraiment le roi des cons, ma parole!
Et, jetant un oeil sur le papier posé sur son bureau:
- Il dit quoi, le rapport du Haut-Rhin ? Vol de sac à main ? Trafic de sucette à la menthe ? Il faudra bien lui trouver des antécédents à notre oiseau.
- Je te trouve aigri ce matin...quoi, qu’est-ce qui se passe ? Tu n’étais pas encore aux toilettes, c’est ça ?
Sam grimaça et redemanda à Frantz le contenu du rapport:
- Il dit: Goldberg, t’es qu’un connard de trou du cul; tu ferais bien de me lire et de tirer les conclusions qui s’imposent pour enfin mener à bien ton affaire !
Sam sourit à la plaisanterie de son collègue et parcourut le rapport. Soudain il ouvrit de grands yeux et se tourna vers le sous-brigadier:
- C’est une blague, dis-moi ?
- Ni blague ni canular, c’est confirmé; on est plus au premier avril, Sammy ! Lui répondit Glutz en ayant retrouvé son sérieux.
Et sur ce il jeta son gobelet dans la corbeille à papier de Goldberg avant de s’adosser à la fenêtre de son bureau:
- Peter Mitchell, âge approximatif 24 ans; lieu de naissance inconnu. Pas de casier judiciaire, citoyen Américain naturalisé. Bardé de diplômes et de médailles militaires, c’est aussi un ancien de Top-Gun. Pas de casier ni antécédents. Bref, le parfait inconnu...et il a perdu sa tête !
Goldberg reprit:
-...retrouvé mort par décapitation à 6H24 par un préposé au service des Postes...ah, nous y voilà: une épée non tachée de sang et ne portant que ses empreintes...
Il leva les yeux vers Frantz:
- Bon sang, mais dans quel merdier on fout les pieds ?
- Je n’en sais rien, mais je peux t’affirmer qu’il se passe de drôles de choses dans notre belle région et que je n’aime pas les proportions que prennent ces meurtres...

On amena Maisongrande une nouvelle fois dans la salle d’interrogatoire suite à l'arrivée du fax de la police de Colmar, et sur la demande de Sam Goldberg.
L’antiquaire semblait en forme compte tenu des derniers événements dont il avait été la victime et du fait d’avoir pu enfin dormir un peu. Sa mine avait retrouvé des couleurs et son regard était à nouveau illuminé de cette assurance qui le caractérisait.
Goldberg et Frantz prirent place en face de lui, de l’autre côté de la table.
Le plus gradé des deux policiers prit la parole:
- Bien dormi ? Demanda-t-il sur un ton qui se voulait sympathique.
Maisongrande fit un petit signe de la tête. En cherchant son regard, Goldberg s’attendait à y déceler une infime part d’agressivité ou de haine, mais rien ne transparaissait clairement.
- J’ai mal mangé ce matin, si vous voulez tout savoir, lieutenant. Mais j’imagine que c’est pas pour avoir des nouvelles de ma santé que vous m’avez fait revenir ici...au fait, de quoi m'accuse t-on exactement, si je puis me permettre ? Si c’est là une simple garde à vue, je serai libre d’ici quelques heures, non ?
- C’est une garde-à-vue, Maisongrande, enchaîna Frantz; vous avez été mêlé à deux affaires dont l’une s’est déroulée dans ces locaux. Et la police veut en savoir plus sur certains événements qui, je crois, vont vous intéresser...et par là même vous nous éclairerez sûrement sur certains points qui nous demeurent encore obscures.
Il fit signe à son collègue de poursuivre:
- Ce matin à six heures et des poussières, un type a été retrouvé mort à Colmar.
Maisongrande ne bougea pas d’un centimètre:
- Qu’est-ce que ça a à voir avec moi, j’étais là, hier soir, vous vous en souvenez peut-être pas ?
Sam se pencha en avant:
- Je comprends votre amertume, mais cette mort, qui reste une tragédie, ne me semble pas être le fruit du hasard. Il faut que vous collaboriez avec nous, c’est important.
- L’homme a été retrouvé...décapité.
Les mots venaient de sortir d’une traite de la bouche de Glutz; et la nouvelle assomma l’antiquaire.
- Ca a failli vous arriver à vous aussi, si je me souviens bien; reprit Frantz en observant l’expression du prévenu.
- Il s’appelait Peter Nicolas Mitchell; c’était un Américain, un ancien de la Navy, d'après son dossier. Vous le connaissiez ?
Maisongrande sursauta en entendant le prénom de la victime.
- Jamais entendu parler, mentit-il.
Goldberg se pencha vers lui:
- Ecoutez...on a retrouvé une épée portant ses empreintes à côté de son cadavre. Il y avait pas de trace de sang sur la lame; de plus, des actes de vandalisme ont été signalés dans le secteur où on a localisé l’ensemble, corps plus épée. Me prenez pas pour une bille, Maisongrande!
Son ton avait changé.
- Hier, vous étiez en train de vous battre avec un type armé d’une épée, et si on était pas intervenu à temps, vous aussi vous vous preniez une coupe franche! Alors pour l’amour du ciel, dites-nous ce qui se passe, ou du moins pourquoi ces meurtres à l’épée. Est-ce un psychopathe, un maniaque ? Un détraqué ? Vous le connaissez, lui il vous connaît ?
Maisongrande ferma les yeux et poussa un profond soupir avant de se pencher vers Goldberg, les deux mains sur la table:
- Que voulez-vous que je vous dise, Lieutenant ? Quelle que soit l’histoire que je peux vous... inventer, elle ne trouvera pas satisfaction à vos oreilles car elle défiera toutes les lois de la logique pure et dure que vous affectionnez tant...alors cessez de me questionner sur ces faits: ils me sont aussi étrangers qu’à vous.
- Je n’en suis pas persuadé.
Il inspira profondément, puis reprit:
- Pourquoi ? Pourquoi tenez-vous tant à protéger ce dingue ? Il a déjà commis un meurtre, dois-je vous le rappeler ?
- Est-ce le même gars qui a déjà tenté de vous tuer ici ? Demanda Frantz qui sentait que l’antiquaire était sur le point de lâcher le morceau.
Maisongrande répondit évasivement, en fixant ses mains du regard:
- Non...non, c’est pas Rodrigues...
- Qui, alors ?
- Je n’en sais rien...je connais pas ce type, mais lui il me connaît, enfin je crois d’après ce qu’il m’a dit. Il me harcèle depuis trois jours sans arrêt. Si je parle, il s’en prendra à ceux que j’aime si il se sent menacé par quiconque, ce sera le même tarif. Peut-être s’en est-il déjà pris à ma fiancée...
Une larme coula le long de sa joue. Goldberg lui prit le poing:
- Si vous nous révélez ce que vous savez sur ce type, on vous protégera, vous et votre fiancée. Vous avez ma parole.
- Vous ne pourrez rien faire contre cet homme, même le tuer ne vous débarrassera pas de lui. Je suis sincèrement désolé, mais je ne peux rien vous dire de plus, si ce n’est que j’ai peur pour les miens.
Frantz s’apprêtait à lui poser une nouvelle question, lorsque le voyant rouge au-dessus de la porte de la salle d’interrogatoire, signal d’une urgence, se mit à clignoter.
Goldberg se leva et sortit de la salle.
Le commissaire principal se tenait là, accompagné d’un inconnu mal rasé dans un manteau brun.
- Mes respects, monsieur le Commissaire, dit-il en serrant la main que lui tendait son supérieur.
- Bonjour, Sam. Vous êtes encore penché sur l’affaire Maisongrande, à ce que je vois ?
- En effet, nous sommes en train de dégrossir le terrain, si vous me permettez l’expression. Je crois qu’il sait des choses mais on dirait qu’il a peur de parler...et ce n’est pas pour sa culpabilité qu’il s’inquiète.
- Hum...
Le Commissaire se tourna vers la personne qui l’accompagnait;
- Goldberg, je vous présente le Commissaire divisionnaire Lebeau, de la D.S.T.
- Mes respects...
- Bonjour, Lieutenant, le salua Lebeau en lui serrant la main d’une poigne qui fit grimacer Goldberg.
- Il vient chercher votre prévenu, le nommé Maisongrande.
Goldberg ouvrit de grands yeux:
- Excusez-moi ?
- Cet homme semble mêlé de près à une affaire mettant en danger les institutions de notre république; beaucoup d’incidents impliquant la défense nationale semblent trouver leur source chez ce personnage. Aussi le Préfet m’a-t-il chargé de veiller à ce que nous collaborions avec le commissaire Lebeau, venu pour emmener Maisongrande.
- La D.S.T ? Reprit Goldberg encore abasourdi. Mais comment savent-ils que...
- Voilà ce que vous devez savoir, intervint sèchement le Commissaire Lebeau: cet homme est mêlé à une affaire dont il ne peut hélas rien vous dire puisqu’elle est classée secret défense. J’ignore pourquoi il est enfermé chez vous, mais toujours est-il que je dois l’emmener avec moi.
- Pardonnez ma curiosité, mais...vous êtes seul ? Où sont vos collègues ? Demanda Goldberg, méfiant.
- Deux capitaines, Lebrun et Lafarge, m’ont accompagné et m’attendent dans la voiture banalisée qui se trouve stationnée dans la cour d’honneur, répondit Lebeau avec une pointe d’ironie dans la voie. Satisfait ?
Le commissaire Principal lança un regard noir à son lieutenant:
- Pour ce qui est du transfert de Maisongrande, vous vous en chargerez, Sam.
- Je crois qu’il est inutile de déranger plus longtemps le lieutenant Goldberg, trancha Lebeau. Monsieur Maisongrande n’est pas dangereux, il ne tentera rien si il est avec moi.
- Excusez-moi, avec tout le respect que…
Le commissaire principal intervint, sentant que la tension montait entre les deux hommes:
- Il suffit, Sam ! N'oubliez pas votre grade ni celui de la personne à qui vous vous adressez ! Vous frisez le blâme. Préparez seulement les effets personnels de Maisongrande, et rejoignez-nous avec lui dans mon bureau. Exécution !
Goldberg les regarda s’éloigner, puis il rejoignit Frantz dans la salle des interrogatoires.
- Eh ben, t’en fais une tête, dis donc ! Au fait, qui c’était ce type avec le Big Boss ? Y a un pépin ?
- Vous êtes libre, annonça Goldberg à Maisongrande sans même prendre la peine de répondre à son collègue. Enfin, pas tout à fait: un type de la D.S.T vient vous chercher.
Frantz s’approcha de son ami:
- Qu’est-ce que c’est encore que cette sombre histoire ? Que vient foutre la D.S.T dans cette affaire?
- J’en sais rien, mais elle se complique au lieu de s’éclaircir. C'est en grande partie à cause de ça qu'il ne pouvait rien nous dire, je pense.
- Bah, maintenant, c’est plus de notre ressort, vieux ! On oublie tout et on recommence une nouvelle vie pleine de rebondissements et d’aventures !
Mais Samuel Goldberg ne partageait pas du tout l’avis de son collègue.
Pour lui, l’affaire était loin d’être classée dans son esprit; et il était bien décidé à jeter la lumière sur ces phénomènes étranges et sur la mort de Peter Mitchell. Et cela, même si sa carrière en dépendait.
Qu’importe, il voulait savoir, et il fera tout pour ça.

Maisongrande attendait dans l’antichambre que le commissaire principal signe sa feuille de sortie. Il se demandait qui pouvait être ce divisionnaire de la D.S.T qui tenait tant à le voir quitter ces murs. Il craignait que ce soit là une nouvelle tentative de Reinhardt.
C’était possible, après tout; personne ne l’avait identifié hier soir, et aucun des policiers présents dans ce commissariat ne s’intéressait suffisamment à l’archéologie pour le reconnaître dans un uniforme de l’état.
Mais s’il s’agissait réellement de Reinhardt, Maisongrande se sentit piégé: que pouvait-il faire face à lui ? Crier à qui voudrait bien l’entendre que le commissaire divisionnaire de la D.S.T était en fait un archéologue qui cherchait à le décapiter ? Voilà la bonne raison qui manquait à ses accusateurs pour le faire interner en psychiatrie !
Non, il fallait ruser, et l’antiquaire ne voyait pas de quelle façon il pourrait encore s’en sortir.
Le désespoir le gagna.
Il pensa à Morrigann. Pourvu qu’il n’ait pas réussi à l’atteindre, qu’elle soit toujours en vie!
Morrigann... quand il fermait les yeux, il la voyait lui sourire; et l’idée qu’elle puisse être morte le rendait fou de douleur.
Mais son Maître Conchobar lui avait enseigné que la haine et la rage rendaient aveugle et imperméable à tout jugement logique et objectif.
Avec le temps, il avait fait sienne cette philosophie de l’existence et elle lui avait rendu bien des services par le passé.

Soudain le bruit de la porte qu’on ouvrait le fit bondir, les deux poings fermés. Il relâcha un peu de sa tension lorsqu’il constata qu’il ne s’agissait que d’un gardien de la paix qui s’approcha de lui. Il lui détacha les poignets et lui remit un sac transparent qui contenait ses effets personnels.
- Et tâchez de pas nous refiler un aut’truc comme vot’pioche de l’aut’soir ! Lui fit-il en souriant.
Maisongrande récupéra clés et portefeuille; il sortit aussi le manche de son épée qu’il scruta avec regret.
Aussitôt revinrent à son esprit les terribles images de son duel d’hier soir...il vit la lame se briser et l’épée de Reinhardt passer à quelques centimètres de sa tête. Des frissons le parcoururent et il rouvrit les yeux. Il lui fallait récupérer une épée, ou encore en reforger une. Mais savait-il seulement encore le faire ? Tant d’années déjà s’étaient écoulées depuis la forge de Tir Inna M’Béo, son épée légendaire...
La porte s’ouvrit une seconde fois et ce fut le commissaire principal qui entra cette fois-ci:
- Monsieur Maisongrande, vous allez devoir accompagner le commissaire de la D.S.T chargé de votre sécurité.
Maisongrande se leva:
- Qui est-ce ?...je veux dire, comment est-il ?
Selon la description qu’il m’en fera, songea-t-il, je saurai à peu près à quoi m’en tenir...
- Il vous plaira sûrement, répondit le commissaire en riant; il est encore plus mal rasé que vous ! C'est vraiment une honte, pour un homme occupant son grade et sa fonction.
Maisongrande soupira. Si ça avait été Reinhardt, il aurait prit le temps de se raser avant de revenir. A moins qu’il ait cherché à atteindre Oriane sans attendre...
- Le voilà, monsieur; lança le commissaire à l’inconnu qui se tenait dans le cadre de la porte.
Casagrande ne parvenait pas à voir ses traits.
Mais il frissonna en ressentant l’Accélération.
Un Immortel ! C’était un Immortel...Rodrigues, ou Reinhardt lui-même ?
- Amenez-le jusqu’à ma voiture, fit la voix en quittant le bureau.
Cette voix ! Maisongrande la connaissait! Mais il était incapable de retrouver où et quand il l’avait déjà entendue.
Une chose était certaine à présent: ce n’était ni Rodrigues, ni Reinhardt.
Un autre Immortel désireux de s’offrir sa tête peut-être, mais le fait qu’il ne s’agisse pas des deux autres le soulagea momentanément.
On le conduisit jusqu’à la cour d’honneur. Là, une BMW noire l’attendait. Il monta à l’arrière où se tenaient déjà deux officiers dont l’un descendit pour le laisser entrer et s’installer entre lui et son collègue. Ce dernier était imposant et portait deux boucles d’oreilles.
Maisongrande tiqua: étrange que la police nationale autorise ce genre de fantaisie, surtout à des officiers...l’autre le fit s’asseoir et lui donna l’ordre de ne pas broncher et de ne faire aucun commentaire avant leur sortie de la cour.
C’est alors qu’il eut la surprise de sa vie: le commissaire acheva de remplir la feuille de sortie en y apposant sa signature, puis il se recoiffa de sa casquette; après avoir salué les policiers, il se retourna vers la voiture en souriant.
Maisongrande faillit ne pas le reconnaître. Ce n’est que lorsqu’il s’adressa à lui en s’installant au volant de la voiture qu’il le resitua:
- Alors Cuchùlainn, vieux frère, comment vas-tu ?
- Rémy !
- Tout juste, Auguste !


La voiture fonçait au son de la sirène. Mais à son bord, personne n'était vraiment encore à l'aise:
- Il faut qu’on fasse vite avant qu'ils ne remarquent que la signature était bidon, dit Lebeau à l’un des deux officiers, le plus gros. Choco, on vous largue avec Malik devant chez Florence; vous brûlez les uniformes et vous filez sur Colmar comme convenu.
- Te bile pas, mon pote, fit Choco en souriant. Avant même qu'ils comprennent qu’on les a banané sévère, on ne sera plus que des fantômes !
- Parfait...
Maisongrande se tourna vers son ami:
- Rémy, il faut qu’on fonce chez moi...
- Désolé, mais nous n’avons vraiment pas le temps ! J’ai du fric, tu achèteras ce dont tu as besoin en route! Il y a déjà pas mal de trucs dans le coffre de la voiture, tu verras.
- C'est pas pour ça, vieux !
- Ecoute, je ne peux pas me permettre le moindre retard, tu m'excuseras encore. Notre timing est on ne peut plus serré.
- J’ai un gars aux fesses, et il en veut à Morrigann, j’en suis certain ! C’est pour ça que je te demande de faire un détour par la Robertsau. Il faut qu’on l’emmène avec nous, tu m’entends?
Lebeau s’arrêta devant un immeuble de l’avenue des Vosges. Choco et Malik descendirent et Choco entra au numéro 54.
Resté près de la voiture, Malik attendit les dernières consignes:
- Bien. Vous suivez les instructions, déménagez ce que vous savez et direction Colmar. Ok ?
- Ok, man, on fera pour le mieux, répondit Malik en lui serrant la main.
Puis les deux hommes franchirent le porche de l'immeuble.
Une fois qu'ils furent à l’intérieur, Lebeau démarra.
- Ne t’en fais pas pour Morrigann; je suis au courant de tout...elle est en sécurité chez des amis, elle ne craint plus rien. Reinhardt ne la trouvera plus. Choco et Malik sont deux des meilleurs voleurs de ma guilde, et tu peux compter sur eux pour faire disparaître quelqu'un ou quelque chose !
Maisongrande s’affala sur le siège avant:
- Merci, mon Dieu...elle est sauve.
- Mais on a eu le feu aux miches, je te le cache pas: j’arrivais cinq minutes plus tard et c’était fini pour elle ! Reinhardt ne l’aurait pas gardée avec lui pour s’en servir contre toi: il l’aurait tuée plutôt que de chercher à t’appâter.
Maisongrande dévisagea son ami; il avait bien changé, il faisait plus vieux avec la barbe, pensa-t-il.
- Comment connais-tu Reinhardt ? Tu l’as déjà rencontré par le passé ? Parce que lui, on dirait qu’il me connaît comme s’il m’avait fait !
- Je l’ai rencontré il y a plus de cinquante ans.
- Et pourquoi ne jamais m’en avoir parlé ?
- Parce que je ne m’imaginais pas qu’il survivrait jusqu’à notre époque. Et surtout parce que je ne pensais pas être obligé de disparaître comme je l’ai fait durant ces dix dernières années... maintenant, c’est à toi de disparaître pour un moment !
Maisongrande acquiesça. Un break lui ferait du bien.
- Compte sur moi pour t’emmener dans un endroit où il ne te cherchera pas !
- Mon épée...
Lebeau dépassa un camion qui le gênait.
- Tu l’as pas avec toi ? Comment ça se fait ? Ne me dis pas que les flics l'ont gardée !
- Reinhardt l’a brisée l'autre soir durant notre combat...je n’ai plus d’épée, Rémy !
- Bon, je passerai chez Galaad pour qu’il t’en prête une le temps que tu lui règles son compte.
Maisongrande soupira.
- Galaad n’est plus...
- Quoi ? Décidément, on va de surprise en surprise, aujourd’hui ! Qui l’as tué ?
- C’est moi...j’y étais obligé, crois-moi...
Lebeau se passa une main sur le visage:
- Bon, on s’occupera de ça plus tard. Ce qui prime maintenant, c’est ta sécurité...il n'empêche qu'on ne peut pas te laisser dix ans tout seul sans que ce soit l'apocalypse quand on revient !
La BMW accéléra sur l’autoroute, quittant Strasbourg et son air malsain de mort et de revanche.


Reinhardt se tenait debout face à la fenêtre de la chambre d’hôtel; il regardait passer le flot ininterrompu de voitures sur la place de Bordeaux sans dire un mot. Les poings serrés dans son dos, il jouait avec sa mâchoire à faire claquer ses dents les unes contre les autres.
Assis dans un fauteuil de cuir derrière lui, un verre de Porto posé sur la petite table en chêne recouverte d’un napperon, Rodrigues souriait.
- Tu peux t’en prendre qu’à toi-même, mon vieux, lança-t-il à l’adresse de l’Immortel alors qu’il astiquait la lame fraîchement aiguisée de son épée. Si tu avais pas insisté avec ta guerre psychologique, il y a belle lurette qu’on en serait débarrassé, de l’Autrichien ! Seulement voilà, t’as voulu jouer au max, au caïd, au plus malin...
- Suffit, Rodrigues ! Cria Reinhardt en lui lançant une breloque qui était posée sur le rebord de fenêtre. Il nous a échappé pour le moment, mais je te jure bien que je le retrouverai !
- Fais en sorte que ça soit pas lui qui te retrouve avant !
Reinhardt réagit à la remarque de Luis, mais il ne bougea pas de la fenêtre:
- Que veux-tu dire, ô mon stupide compagnon ?
Luis fit reluire les deux tranchants de son épée et la regarda avec un air de satisfaction.
- Cuchùlainn est un malin, répondit-il en faisant des mouvements dans le vide avec son épée; il sait maintenant que tu veux sa peau. Il va s’entraîner, se remettre à niveau, et là, je donne plus cher de tes chances...jusqu'ici tu pouvais le battre, n'importe qui pouvait le battre, d'ailleurs. Mais maintenant qu'il sait...
- Je gagnerai, coûte que coûte! Je l’ai juré à Charlotte, sur sa tombe et sur son corps encore chaud, tu m’entends ?
- Pas la peine de s’énerver. Le fait est que si tu le forces pas à se montrer très vite, c’est lui qui te tuera. C’est aussi simple que ça ! Tu ne dois surtout pas lui donner le temps de se remettre à niveau. Si tu lui accordes cette fleur, tu es mort, je te le dis tout de suite! La chasse a changé de physionomie, mets-toi bien ça dans le crâne. Bien sûr, il te reste une chance...
Reinhardt s’approcha de la table et se servit un verre de bière.
- Tu as une idée, Luis ? Si tel devait être le cas, je te conseille de vite m’en faire part !
Rodrigues s’approcha de Reinhardt et lui posa sa lame sur l’épaule.
- Coupe-le de ses racines. Enlève-lui sa raison d'être, ce pourquoi il vit et combat.
Reinhardt prit la lame avec sa main gauche qui s’ouvrit sous le tranchant, la tâchant de sang.
-...attaque-toi à ce qu’il a de plus cher, après sa femme...
- Et quel est donc ce qu’il a de plus cher après sa femme, je t’écoute?
Luis essuya le sang de sa lame et la leva en face de son visage:
- C’est pourtant évident: la chose qui t'a décidé à fouiller la Crypte, à fouiller sous la Cathédrale ! Empare-toi de Tir Inna M’Béo et fais-lui savoir qu’elle est en ta possession ! Je peux te jurer qu’il cherchera à te tuer pour ce sacrilège !
Reinhardt posa son mouchoir taché de son propre sang sur la petite table et regarda sa main; la plaie s’était déjà refermée.
- Oui, jubila-t-il; sa fameuse épée...
- Ne dévie donc pas de ton plan originel parce qu’il a réussi à te voler quelques jours. Ta colère t’empêche d’avoir un raisonnement rationnel. Au départ, tout était simple: tu volais l'épée et l'attirais dans un piège. Moi je me chargeais du reste. Pourquoi changer maintenant ? Ne te laisse pas bouffer par ce petit contretemps. Et en ce qui concerne les autres, je suis là.
Reinhardt se tourna vers le Portugais qui souriait:
- C’est le dernier truc qu’il m’ait appris avant que je ne le quitte ! Ne jamais laisser la colère et la haine aveugler nos capacités à juger correctement les choses.
Tous les deux éclatèrent de rire.
- Encore une chose, fit Rodrigues...Lebeau, il est à moi. Et à personne d’autre ! J'y tiens, depuis sa visite nocturne dans ma chambre...
- Très bien, qu’il en soit fait selon tes désirs, mon ami, lui répondit Reinhardt en brandissant son verre de bière qu’il descendit d’un cul sec.




* * *





La grotte des Druides.
Le mur Païen.
Le massif de la Bloss.
Maisongrande se tenait debout sur le rocher du Maënnelstein, contemplant la plaine d’Alsace qui se déployait sous ses yeux.
Son coeur battait à cent à l’heure dans sa poitrine, à tel point qu’il se demandait s’il n’allait pas sortir pour s’envoler dans ce ciel bleu où brillait un soleil radieux.
Cet endroit lui rappelait tant de souvenirs...ici, il n’était plus Frédéric, mais Cuchùlainn, le Druide guerrier Celte qui parcourrait ces montagnes avec Conchobar, son Maître vénéré, autre Immortel aujourd’hui disparu.
Il avait envie de crier sa joie. Il en oubliait pour un temps ses soucis et ses craintes. Il en oubliait Reinhardt et ses stratagèmes diaboliques. Ici il n’y avait que lui et l’esprit de Conchobar. Il n’y avait que la nature qui lui parlait.
Cuchùlainn écouta le vent souffler dans les arbres, et les oiseaux se répondre dans d’infernaux piaillements stridents qui le réjouissaient au fond de son coeur plus que tout autre chose.
Mais ce qu'il était heureux de revoir, c'était le mur.
Le mur...maintenant il protégeait le Couvent des soeurs de la congrégation de Sainte-Odile et tous ses pèlerins, ses touristes qui visitaient les lieux en ignorant ce qui s’y était passé il y a plus de deux mille ans...le caractère sacré de la montagne avait survécu par-delà les siècles et le temps.

Il marcha jusqu’au sommet de la Bloss, en plein coeur de la forêt. Là il fut heureux de retrouver le rocher que les archéologues du début du siècle baptisèrent le Canapenfelds: le rocher du canapé.
Il n’avait pas changé, l’érosion et les pluies l’ayant à peine usé. Sa forme de trône dans lequel Conchobar s’asseyait pour lui enseigner ses secrets...Conchobar et lui venaient souvent à cet endroit précis...il se souvint...

- Cuchùlainn; cet endroit est ce qu’il y a de plus sacré dans cette enceinte; c’est la demeure des Dieux que nous vénérons et qu’avant nous ont vénéré nos pères et les pères de nos pères. C’est le paradis. Et c’est sur ce trône que siège le Dieu le plus puissant lorsqu’il vient se reposer de ses errances parmi les hommes et sur les champs de bataille.
- O Conchobar, de quel droit nous trouvons-nous sur cette terre sacrée, domaine des Dieux ? Ne risquons-nous pas d’enfreindre leurs lois et de les offenser ?
- Mon fils, désormais nous sommes les gardiens de ce lieu saint. Personne ne doit jamais le profaner ni s’y installer, si ce ne sont les Dieux. Vois-tu, il n’y a ni source ni point d’eau dans cette enceinte. Il n’y a que des arbres et les Dieux. L’homme cherchera à deviner ce qui se cache derrière le mur; mais il ne devra jamais toucher à cet endroit. Jamais!
- Qui a construit ce mur, étaient-ce les Dieux ?
- Le mur est là depuis toujours, Cuchùlainn. Voilà ce que toi tu dois savoir. Parce qu’il est là, tu devras en être le gardien. Comme moi, tu ne devras pas hésiter à franchir l’enceinte et à errer à l’intérieur, à en chasser les intrus...et surtout à adorer les Dieux qui y viendront. Tu devras les servir, comme tes frères humains. Telle est ta nouvelle tâche, mon fils.
Cuchùlainn regarda son vieux maître contempler le rocher.
- Pourquoi moi, Maître ? N’êtes-vous pas Immortel, vous aussi ?
- Je le suis, répondit le vieux Druide. Mais Immortel ne rime pas avec Eternel ! Prends bien garde à toi, et n’oublie jamais tout ce que je t’ai appris: des hommes viendront te chercher querelle; ils
en voudront à ta tête, à ton savoir. Tu ne connaîtras le repos ultime que lorsque tu seras le dernier, si tu y parviens !
- Je vous le promets...
- Ne promets jamais ce que tu n'es pas sûr de tenir, mon fils. Le Prix t'échouera peut-être un jour, mais nul ne sait quand arrivera ce moment fatidique...en attendant, sois vigilant et jamais ne relâche tes efforts...

Cuchùlainn descendit vers le sud.
Lorsqu’il arriva en vue des vestiges du mur, il les escalada, et se retrouva sur une plate-forme.
Dans le mur, il devina encore les niches où jadis il avait placé les crânes de ses amis druides décapités par les légionnaires Romains qui à l’époque pourchassaient les ennemis des Dieux Romains.
Des cavaliers avaient dû faire une randonnée dans les parages, car il remarqua les traces visibles dans la boue et l’humus formé par les feuilles mortes qui jonchaient le sol. Il les suivit sur quelques dizaines de mètre avant d’arriver à l’endroit où Lebeau l’attendait avec un sac à dos: la grotte des Druides.
Lorsqu’il le vit arriver, sourire aux lèvres, le cajun ouvrit le sac et en sortit une gourde en peau de chamois qu’il jeta à Cuchùlainn.
Ce dernier se désaltéra et contempla une fois encore la Grotte où il avait vécu dans sa jeunesse.
- Rien n’a changé, ici...
Lebeau s’approcha de lui:
- Il y a une forge au couvent. Si tu veux y emprunter des outils, du matos...Soeur Cécile est au courant de tout, je m’en suis occupé. De plus, nous ne serons pas dérangé pendant notre séjour, car j’ai fait boucler la route du parking du Saint-Odile et la route de Barr au croisement de la route venant d'Obernai. Quant aux promeneurs, des écriteaux annonçant le bouclage de la zone par la DDE ont été placés un peu partout dans la montagne. On a fait ça avec Lièvre et Malik il y a deux jours et on s’est bien marré, crois-moi !
Cuchùlainn se tourna vers son ami:
- Tu as disparu il y a plus de dix ans, et te revoilà prêt à me sauver la vie...comment pourrais-je jamais te remercier ?
- Tu l’as déjà fait, souviens-t’en...
Il n’était pas utile de rajouter quoi que ce soit; les deux hommes se regardèrent. Cuchùlainn se souvenait en effet de cette sombre année 1873 où, après lui avoir évité la prison, son ami se fit empoisonner par ses soins afin de pouvoir s’évader des geôles Italiennes.
Ils avaient fait beaucoup de choses tous les deux; en 1918, lorsque Lebeau acheta son magasin à Strasbourg comme couverture pour les activités de la Guilde des Voleurs dont il était le chef, il l’avait aidé à mettre ses affaires en place.
Leur entente les avait rendu riches et célèbres dans tous les milieux.

- Pourquoi fais-tu tout ça, ami ?
La question surprit Lebeau.
Il se tourna vers le mur Païen tandis que Cuchùlainn passait sa main sur les parois de la grotte des Druides, comme s’il cherchait à s’imprégner de ses souvenirs perdus, enfouis dans les méandres de sa mémoire.
- Pourquoi ? Tu me poses là une bonne question...c’est vrai que j’aurais très bien pu laisser Reinhardt te tuer, et ensuite prendre sa tête...ça me rapprochait un peu plus du moment de la Rencontre, donc du Prix...
- Mais tu ne l’as pas fait.
Lebeau sourit à son compagnon:
- Non, je ne l’ai pas fait.
- Pourquoi ?
- Parce que tu es mon ami, c’est une raison suffisante, non ? Si un jour nous sommes appelés à être les derniers, il sera encore temps pour moi de m’interroger si je désire vraiment le Prix.
Sur ces mots, il ouvrit le grand sac et en sortit une vieille toile de tente à moitié déchirée sur un côté.
- Baïonnette Allemande, 1916. C’est un bon souvenir...
Cuchùlainn sourit. Puis il demanda à Lebeau ce qu’il comptait faire de cette toile de tente.
- Il faut bien qu’on s’installe, Dieu seul sait pour combien de temps on est là-haut...
Il avait raison, se dit Cuchùlainn...il fallait qu’il se consacre désormais à Reinhardt et à rien d’autre. Morrigann était en sécurité, et lui aussi, la Grotte se trouvant sur un sol sacré.
Rien désormais ne devait l’écarter de sa nouvelle mission: venger son honneur et tuer Reinhardt.

Le feu...
Des quatre éléments, il est sans doute le plus imprévisible, le plus sauvage, et par la même le plus ressemblant à l’homme.
Il fallait savoir lui parler, l’apprivoiser sans pour autant lui ôter sa liberté.
Il fallait savoir le dominer quand cela était nécessaire, vivre et respirer comme lui, accorder son existence avec la sienne.
Deichtine était le meilleur forgeron de Hallstatt et de ses environs. Les Dieux avaient prédits le même destin à son fils, le jeune Cuchùlainn. Il n’avait pas six ans et déjà il s’était attaqué au feu et au fer, sous l’égide de son père.
- Regarde mon fils, comme ses flammes sont douces et apparemment inoffensives...il dort, en ce moment. C’est à toi de le réveiller, mais pas en sursaut...doucement, avec beaucoup de soin...la tendresse avec laquelle tu l'aborderas te sera rendue au moment de faire naître ton épée...
En disant ces mots à son fils dont le visage était déjà barbouillé de charbon et de suie, il guidait sa petite main sur le soufflet, lui indiquant quand il fallait raviver le lit de braises. L’enfant ne quittait pas des yeux les flammes bleutées qui soudain se teintaient d’orange et de jaune.
- Voilà...maintenant qu’il est réveillé, tu dois apprendre à lui parler.
L’enfant s’approcha de l’âtre, et murmura face au feu:
- Bonjour...je veux travailler avec toi...je vais t’apprivoiser, et...
Deichtine éclata de rire:
- Non, fils, pas comme ça...tu dois communier avec lui, vous ne devez plus faire qu’un seul être tous les deux; un être de fer et de feu, mais aussi de chair et de sang; de fer et de sang. Alors seulement il t’acceptera et ensemble vous pourrez donner la vie.
Cuchùlainn se tourna vers son père:
- Donner la vie ? Comme la déesse Tir Inna M’Béo donne la vie à la terre ?
- Oui mon fils...ton épée devra être imprégnée de cette même essence de vie, sans quoi elle ne pourra jamais te protéger...

L’apprentissage du feu fut une épreuve longue et difficile pour Cuchùlainn. Bien des fois, son orgueil d’enfant l’avait poussé à abandonner. Mais sa mère trouvait toujours un mot pour re-mettre son jeune protégé en confiance. C’est ainsi qu’à force de travail et de persévérance, il entama la forge de son épée.
Des jours entiers passèrent sans qu’on le vit sortir de la forge de son père. Sa mère s’inquiétait:
- Deichtine, ce n’est qu’un enfant...il a besoin de sommeil, à son âge ! Le travail de la forge lui est par trop pénible encore.
- Mebn, tranquillise-toi: notre fils est en train de donner un sens à sa vie, et de créer une oeuvre personnelle. Nous ne devons ni ne pouvons le déranger maintenant.
Seul dans sa forge, se nourrissant de galettes de blé que lui apportait sa mère, Cuchùlainn accouchait lentement de son épée. Il trempa la lame près de deux cent fois, chose qui ne s’était jamais faite à l’époque de son père et de son grand-père. Elle n’avait pas une seule lame, mais deux, séparées par un côté plus tranchant que n’importe quelle hache. Elle était lourde, mais la vie s’épanouissait en elle, et l’enfant en était fier.
Et lorsque Conchobar, le Druide de la tribu de son père lui tatoua l’insigne des fils de Crom sur le bras, lors de son intronisation, il lui demanda quel nom il avait donné à son épée, l’enfant répondit:
- Elle porte le nom de celle qui lui a donné la vie: Tir Inna M’Béo...


Cuchùlainn avait rassemblé plusieurs pierres de différentes tailles, et il les avait disposées pour qu’elles puissent accueillir le feu.
Lebeau l’avait aidé à préparer un soufflet, avec le matériel prêté par les soeurs du Couvent de Sainte-Odile.
La recherche du bois qui allait être brûlé prit plus de temps: il ne voulait que du chêne, désireux de recréer une épée dont la vie pourrait être sentie par n’importe quelle personne en contact avec elle.
La construction de l'âtre terminée, il allait s'attaquer à la partie la plus dure de son travail: donner la vie au fer.
Il se souvenait des prières, des rites du feu, mais la crainte de ne plus savoir les appliquer l’inquiétait un peu. Lebeau lui avait préparé un programme de remise en forme assez impressionnant et Cuchùlainn se sentait renaître à la vie.
Ses outils étaient rouillés. Il avait tenu à leur laisser cet aspect, car pour lui c’était là une manière de remonter à travers le temps, d’en constater ses effets.
Petit à petit, Cuchùlainn Mac Datho, fils de Deitchine et de Mébn Tir Inna M’Béo renaissait de ses cendres.
Le Fils de Crom qu’il avait été durant toute sa vie, et qui sommeillait en lui s’éveillait enfin, après un sommeil de plus de 2500 ans…



La communion entre le fer et le feu ne se fit pas du premier coup, et cela porta atteinte au moral de Cuchùlainn. Mais il lui revint en mémoire sa première forge, et les difficultés qu’il avait rencontrées étant enfant. La montagne raisonnait des bruits du marteau sur l’enclume, s’efforçant de donner à la lame un aspect digne de ce nom.
La sueur perlait sur le front de Cuchùlainn.
Il savait qu’il devait communier non seulement avec le feu, mais aussi avec les esprits de la forêt qui l’entouraient.
Une nuit, alors qu’il dormait au fond de la grotte, un petit feu de brindilles qu’il avait allumé pour se chauffer son repas et qu’il avait laissé mourir par mégarde, s’était soudain rallumé.
Il avait alors observé la danse des flammes, et il lui avait semblé entr’apercevoir des visages dans les langues de feu. Lorsqu’il avait séjourné dans ces montagnes la première fois, Guerr lui avait souvent parlé des esprits qu’il partait rencontrer le matin dans ses promenades.
Maintenant, il était convaincu de la présence spirituelle de son ancien compagnon en ces lieux.
Quand il travaillait à la réalisation de sa nouvelle épée, Cuchùlainn était seul. Lebeau profitait de ces moments pour effectuer le parcours de santé qui entourait le couvent de Sainte-Odile du nord vers le sud.
Ainsi passait-il devant le "Hagelschloss", l’Arche du Diable, petit château du 13ème siècle construit sur l’angle nord du Mur Païen.
Arrivé là, il s’entraînait à parer et à esquiver des attaques imaginaires avec son épée. Il consacrait une bonne heure à tout ces exercices, puis il rejoignait Cuchùlainn pour refaire en sa compagnie cette fois, le parcours de santé.

Cuchùlainn se faisait vieux selon ses propres termes.
Le maniement de l’épée ne lui revenait plus aussi naturellement qu’autrefois. Leurs duels ne duraient guère plus de cinq minutes, car ou bien il était obligé de rechercher son souffle, ou bien des crampes se faisaient ressentir au bout de quelques assauts.
Ainsi, alors qu'ils se battaient au pied du Hagelschloss:
- Assez, cria Cuchùlainn, tombant à genoux et lâchant son bâton. On souffle cinq minutes.
- Pas question, lui répondit Lebeau; tu te relèves et on continue.
- Eh, mollo, tu veux ? Les épées sont plus lourdes que ces bouts de bois ! Si tu ne veux pas que je me casse un bras dans un faux mouvement avec une lame lourde, tu permettras que je prenne une pause...
Lebeau vint s’asseoir près de son ami.
- Bon, mais pas plus de cinq minutes, alors...
Couchés tous deux sur la pierre fatiguée des ruines du château, Lebeau contemplait le ciel à travers les feuillages.
- Et ton épée, ça avance ?
Cuchùlainn soupira.
- Par trois fois déjà la lame s’est brisée avant même que je ne finisse de la polir...je ne comprends pas ce qui se passe. J’ai retrouvé le geste qui fut le mien, mais on dirait que le feu attend encore autre chose de moi...
- Tu es en montagne ici...l’air est plus rare, et tu t’entraînes dur. Il est normal que tu ressentes une baisse de régime ! Après tout, ça fait six jours que nous vivons à ce rythme de fou !
- Six jours, déjà...et tu n’es toujours pas capable de parer ce genre de feinte...
Il n’acheva pas sa phrase qu’il s’était déjà jeté sur son compagnon, lui immobilisant les deux poignets de ses mains. Lebeau se trouvait sur le dos, Cuchùlainn assis sur ses cuisses:
- Alors, Rémy Lebeau, chef de la Guilde des Voleurs; tu prends ton pied à me faire suer comme un damné ?
- Arrête ! Lui cria son ami; T’es lourd ! Tu me fais mal, Arrête !!
Les deux hommes éclatèrent de rire. Puis Cuchùlainn se releva, en contemplant l’Arche du Diable sur laquelle reposait une façade du château:
- Morrigann me manque, dit-il en redevenant grave. Tu es sûr qu’elle va bien ?
- J’ai eu Florence au téléphone, hier soir. Choco lui a trouvé une planque du tonnerre. Fais-moi confiance, et ne t’occupe que de ce qui t’attend face à Reinhardt...
Les deux hommes demeurèrent quelques instants à s’entraîner à l’épée, avant de repartir en direction du couvent pour se restaurer…
























Aucun commentaire: