15 décembre 2005

fin du premier chapitre C O R N E L I U S à la Tour d'Argent

Ambassade d’Espagne, Paris, le même soir…

Le lent défilé des voitures officielles touchait à sa fin.
Depuis neuf heure ce soir, les invités de l’Ambassadeur se succédaient les uns aux autres. Une à une, les limousines déposaient devant le perron des appartements privés de l’Ambassadeur des personnalités de tous horizons : hommes d’affaires, ministres, personnalités diverses du gotha et autres invités de marque.
Et depuis neuf heure ce soir, Antonio Vargas accueillait dans le hall les invités et leurs épouses.
Tout le monde avait répondu présent pour fêter l’anniversaire de Vargas et la soirée s’annonçait sous les meilleurs auspices.
Les meilleurs traiteurs de la capitale avaient été sollicités, et chacun avait rivalisé d’ingéniosité et de finesse pour que le banquet soit inoubliable. Bien entendu, quelle meilleur vitrine que la réception d’un Ambassadeur pour s’attirer la clientèle haut de gamme et redorer ainsi un blason souvent terni par la concurrence et la croissance moribonde !

Debout au pied de l’escalier du perron conduisant au péristyle de l’entrée, trois voituriers se pressaient d’aligner les véhicules dans la cour d’honneur de l’Ambassade ; tandis que sur chacune des marches, des soldats en tenue d’apparat formaient une haie d’honneur tout aussi somptueuse qu’impressionnante.
Un peu en retrait se tenaient deux hommes en costume sombre, oreillettes et holster, qui ne perdaient pas une miette du balai des voitures. En liaison permanente avec leurs collègues à l’entrée de l’Ambassade, ils semblaient attendre un véhicule en particulier. Soudain, le message leur parvint et la mise en place du dispositif se renforça.
La voiture présidentielle entra dans la cour d’honneur.
Prévenu par le responsable de la sécurité, Vargas sortit sur le perron et accueillit à sa sortie de voiture le président de la République ainsi que son épouse.
Après la poignée de main protocolaire, les deux hommes s’embrassèrent et gagnèrent la grande salle où la réception allait commencer.
Le Président et Vargas entrèrent dans la grande salle principale, entièrement décorée à l’exacte de la grande galerie des glaces du château de Versailles. L’orchestre interrompit son morceau et un tonnerre d’applaudissement salua l’entrée du chef d’état et de son hôte…

*

Tony Perez traversa le hall d’un pas pressé. Il marqua un arrêt devant une glace et vérifia son nœud papillon.
Lorsqu’il obtint l’assurance que sa tenue était irréprochable, il entra dans le salon.
Des couples dansaient au son d’une valse de Strauss. Du regard il balaya la foule à la recherche de l’Ambassadeur. Il le trouva assis à sa table en compagnie du Président et de son épouse. Il parvint à se frayer un chemin jusqu’ à la table en évitant les danseurs qui le bousculaient en riant.
Vargas remarqua l’arrivée de Perez et son attitude s’assombrit. Il s’excusa auprès de son hôte et se leva de table.
Perez précéda Vargas jusque dans un petit salon mitoyen où quelques personnes fumaient le cigare en sirotant des pur malt.
- Pardon de vous interrompre, monsieur, mais j’ai des nouvelles de Strasbourg…
Vargas jeta un rapide coup d’œil circulaire et murmura entre ses dents :
- Pas ici… convoque Sanchez et Méridà et retrouvez-moi à mon bureau dans un quart d’heure ; le temps de me débarrasser de l’autre imbécile.
Perez hocha la tête et se fondit à nouveau dans la foule tandis que Vargas regagnait sa table.
- Veuillez me pardonner, mais les impondérables ne souffrent malheureusement d’aucun retard.
- Ne vous excusez pas, ami, lui répondit le Président en regardant le cadran de sa montre. De toutes les façons il est temps pour nous de vous quitter : je pars demain matin en voyage officiel et mes bagages ne sont pas prêts.
- Permettez que je vous raccompagne, dans ce cas…
Les deux hommes se levèrent et Vargas fit se lever l’épouse du Président. Le chef du protocole fit signe à l’orchestre qui joua une marche le temps pour eux de quitter la salle de bal sous les applaudissements des convives.
Vargas glissa un mot au chef du protocole :
- Je m’absente quelques instants ; je ne serai pas long.
- Mais monsieur, votre gâteau ne va plus tarder à présent !
- Eh bien gardez-m’en une part ! Et ressortez du champagne. Je veux que tout le monde s’amuse, ce soir !
Et il laissa le chef du protocole à ses jérémiades pour rejoindre le Président…

*

- Bon voyage, mon ami. J’espère vous revoir bientôt.
- Cette soirée était délicieuse, Antonio, lui répondit le Président tandis que l’Ambassadeur refermait la porte de la limousine.
Vargas fit un signe de tête à l’un des agents et l’ordre fut donné d’ouvrir les portes de la cour.
Le Président, fenêtre ouverte, adressa une dernière poignée de main à son ami avant de le saluer alors que la voiture s’engageait lentement vers la sortie.
Vargas la regarda s’éloigner et lorsque les portes commencèrent à se refermer sur la limousine, il abandonna son sourire de circonstance et gravit les marches du perron pour s’engouffrer rapidement dans le hall.
Perez l’y attendait.
Vargas passa devant lui et les deux hommes empruntèrent un long corridor conduisant au bureau de l’Ambassadeur. Perez, plus petit que l’Ambassadeur, avait un mal fou à ne pas trotter pour suivre la cadence infernale imprimée par Vargas.
Lorsque les deux hommes entrèrent dans le bureau, deux autres personnes en tenue de soirée les y attendaient. L’un d’eux était assis dans un canapé de cuir et buvait un double malt ; le second se tenait debout près de la cheminée où une bûche achevait de se consumer. Il éteignit sa cigarette et s’approcha du canapé.
Vargas défit le nœud papillon de sa chemise et d’un pas toujours aussi rapide, se dirigea vers le bar pour se servir un whisky.
- Alors ?
L’homme assis sur le canapé prit la parole :
- Nous venons de recevoir l’information il y a une demi-heure, monsieur. Ils l’ont bien retrouvé, mais les choses ne se sont pas exactement passées comme vous l’aviez prévu…
Vargas, dont les gestes saccadés trahissaient son agacement, gagna son bureau et s’assit dans un immense fauteuil de cuir.
- Mais encore ?
- Il était seul. La femme n’était pas avec lui.
Vargas laissa échapper un juron.
- Impossible ! Elle devait être là ! Comment est-ce possible ?
Perez s’approcha du bureau, les mains dans les poches, et s’adressa à l’homme assis dans le canapé.
- D’après nos informations vous deviez trouver le couple à Strasbourg. Ils sont installés là-bas depuis un an.
- Depuis une semaine qu’on le piste on ne l’a jamais vue elle, répondit l’homme debout derrière le canapé. Je suis certain qu’elle n’est plus là-bas.
Vargas frappa le poing sur la table :
- Dans ce cas retournes-y et trouves-là, espèce d’incapable !
Les trois hommes sursautèrent devant la colère de Vargas. Sanchez se leva du canapé et s’approcha de la cheminée :
- Pour reprendre notre discussion, on a bien trouvé l’homme. Mais il ne savait rien de ce que nous cherchons. Nous l’avons attrapé à la sortie d’un restaurant et nous l’avons drogué selon vos ordres. Mais l’interrogatoire n’a rien donné.
Et se tournant vers Vargas :
- J’ai torturé bon nombres de prisonniers depuis des années : il ne savait rien.
Vargas avait écouté Sanchez, les deux mains jointes devant la bouche, renversé dans le fond de son fauteuil.
- Tu as employé l’imparfait. Est-il mort ?
Méridà reprit la parole à son tour :
- C’est là que les choses se sont corsées. Après qu’ils lui aient crevé un œil il s’est évanoui. Ils l’ont détaché pour le descendre dans la cave ; et c’est à ce moment-là qu’il s’est réveillé…
Méridà ravala sa salive avant de poursuivre :
- Un seul en a réchappé… il disait que malgré les tirs et les balles il est resté debout. Il les a tous massacré…ce n’est qu’un coup de hache qui l’a stoppé. Notre homme a pu s’enfuir alors qu’il s’effondrait, la hache dans le ventre…donc je suppose qu’il est mort, en effet.
Vargas se leva :
- Il est mort sans nous avoir dit ce que nous voulions savoir…
Il s’approcha de Méridà et contempla les braises fumantes qui achevaient de se consumer dans l’âtre.
- Je ne sais pas si nous pouvons qualifier cette opération de franc succès, dit-il à Mérida en lui passant la main sur l’épaule. Mais tu as fait de ton mieux, et je t’en remercie…
Sur ces dernières paroles, Méridà se crispa et grimaça. Puis ses yeux s’ouvrirent et il dévisagea Vargas avec de l’incompréhension. Un mince filet de sang coula de la commissure de sa lèvre et sa vue se troubla.
Vargas lui souriait, tandis que son poignard transperçait l’abdomen de Méridà qui s’effondra lentement à ses pieds.
- … et voici ta récompense !
Mérida gisait sur le tapis devant la cheminée, les entrailles à l’air, baignant dans son propre sang.
Perez et Sanchez avaient suivi la scène sans bouger. Le premier était à présent livide, tandis que le second avait toutes les peines du monde à empêcher sa lèvre inférieure de trembler.
Vargas se pencha sur le cadavre et arracha la pochette de son veston pour essuyer la lame du poignard.
- Sanchez !
Sanchez sursauta en entendant son nom :
- Tu vas partir immédiatement à la recherche de la femme. Si lui ne sait rien, c’est forcément elle qui doit détenir ce que nous cherchons. Je te conseille vivement de la retrouver, mon ami. Après quoi tu l’amèneras devant moi, et je m’occuperai personnellement de la faire parler.
Sanchez tourna les talons et sortit du bureau à la hâte.
Une fois seuls, Perez se resservit un verre et en tendit un second à Vargas :
- Cette fois tu as fait fort, lui dit-il en désignant d’un signe de tête le cadavre de Méridà.
- Le message doit passer de façon claire et sans équivoque, répondit l’Ambassadeur en trinquant avec le responsable de la sécurité. Veille à me débarrasser de ça rapidement, s’il-te plaît…
Et sur ces mots il se dirigea vers l’immense bibliothèque qui occupait tout le mur du fond, derrière le bureau.
Il chercha du doigt un livre de cuir qu’il tira légèrement de son alignement. Une porte dérobée s’ouvrit alors derrière le bureau et Vargas entra dans une salle, suivi par Perez.
Derrière la fausse bibliothèque se trouvait en fait une bibliothèque tout ce qu’il y avait de plus réelle, composée de dizaines d’étagères contenant des milliers d’ouvrages. Une odeur de vieux papier chatouilla les narines de Perez qui se frotta le nez.
Au milieu de la pièce une table de chêne et des fauteuils, ainsi qu’une vitrine contenant deux parchemins soigneusement protégés de l’air et de la lumière.
Vargas s’approcha et contempla les deux parchemins, l’œil brillant :
- Vois-tu, Perez ; depuis des années je m’efforce de rassembler ici tous les ouvrages écrits de la main de l’homme, en espérant mettre la main sur ceci…
Il désigna de la main les deux parchemins qui dormaient dans la vitrine.
Perez les regarda et se tourna vers Vargas :
- Qu’est-ce que c’est ?
- L’un des plus vieux texte du monde, mon ami. Il s’agit du témoignage recueilli par Perceval le Gallois, Chevalier à la Cour du Roi Arthur, qui fut l’un des témoins privilégiés de la prédiction de Merlin.
Perez reconsidéra les parchemins avec attention : ils étaient en piteux état, et les caractères à moitié effacés par le temps, étaient dans une langue qu’il ne connaissait pas.
- Il y a une Prophétie dissimulée dans ce texte, et malheureusement il est incomplet. Cette Prophétie parle du jour de ma mort, et je veux savoir ce qu’elle dit, pour déjouer le sort de façon définitive !
- Et tu penses que c’est cette femme qui détient le texte qui te manque ?
Vargas sourit :
- Je ne sais pas si il s’agit d’un autre parchemin. Mais ce que je sais, c’est qu’elle connaît la seule personne qui connaît la Prophétie dans son intégralité… et je veux qu’elle me mène à elle. Je pensais qu’elle était restée auprès de Cornélius, après l’affaire de l’an dernier à Strasbourg, mais apparemment je me suis trompé. Mais si elle cherche à fuir, il n’y a qu’un endroit au monde où elle peut se réfugier…le seul endroit sur Terre dont j’ignore la position… c’est pourquoi nous devons la retrouver avant qu’il ne soit trop tard !
Perez reconsidéra une dernière fois les parchemins :
- Et que disent-ils ?
- Que le temps est venu pour les derniers d’entre nous de se montrer enfin…

*

En ce jour de chasse, Hugues de Payens, Duc de Champagne et son compagnon Cornélius Reitter filaient en tête de la troupe menée par le Seigneur d'Artois, invité par Hugues, et guidée par les chiens du château.
Tous s'étaient rassemblés à l'aube au château de leur hôte et après avoir embrassé sa Dame, Hugues de Payens avait ordonné le départ d'une chasse au cerf qu'il voulait mémorable et grandiose, tant en gibier qu’en émotions.
Depuis plus d'une heure maintenant les dix chiens avaient flairés la piste d'une bête qui leur avait échappé par deux fois déjà, et dont les traces fraîches semblaient indiquer que la bête cherchait à se diriger tout droit vers les limites nord du domaine Après la biche et le chevreuil capturés tantôt, La laie pistée par un petit groupe conduit par le Duc de Verquin, ce cerf ferait une prise magnifique, et ses bois orneraient la grande salle des banquets, témoignage d'un prestige tout à fait élogieux pour le maître des lieux. C'est dans ce but précis que Cornélius Reitter et son Maître s'étaient portés en avant de la meute de chasseurs, espérant prendre l'animal de face et lui couper définitivement la route..
Leur chevauchée durait, et les bêtes donnaient à présent des signes de fatigue. Aussi Hugues fit-il arrêter sa monture et la fit avancer au pas, imité par son compagnon. Ils se trouvaient au sommet d'un terre-plein qui dominait un petit bois touffu qu'il leur fallait traverser pour atteindre l'orée du grand bois. Le chemin de terre battue, souvent fréquenté par les vilains au service du Duc de Champagne, était désert.
Hugues de Payens montra le chemin s'enfonçant dans le bois à son ami:
- Vois, Cornélius. Si nous voulons lui tomber dessus, nous devons prendre ce sentier. Il n'est guère fréquenté à cette heure et nous y trouverons le calme nécessaire pour un bon 'affût.
- Puisse Dieu t'entendre, noble Seigneur, lui répondit Cornélius en donnant un coup de talon dans les flancs de son cheval.
Les deux cavaliers s'engagèrent lentement dans la forêt.
- C'est drôle, commença Cornélius; cette forêt ressemble à s'y méprendre à celle qui conduisait au château de mon père, à Fehmarn...
Hugues de Payens sentit la pointe de mélancolie qui transparaissait dans ces propos:
- Penses-tu souvent à ton pays, lui demanda-t-il; te manque-t-il beaucoup ?
- Nul ne peut se déclarer de pierre à l'évocation du doux nom de sa terre natale, lui répondit Cornélius avec le sourire. Oui, ma patrie me manque, mais ta présence en ces terres me fait un peu oublier cet exode.
- Tu pourras rester ici aussi longtemps que tu le désireras. Ce fut là la volonté de feu ton père, et je me dois d'honorer sa dernière volonté. Il fut un vaillant compagnon et un guerrier des plus téméraires... que Dieu bénisse son âme, acheva-t-il en se signant respectueusement.
- Comment vous êtes vous connu, déjà?
- C'était il y a longtemps; tu n'étais encore qu'un enfant lorsque nous combattions les ennemis de son royaume Nous nous sommes souvent venus en aide et toujours nous avons répondu présent lorsque l’un appelait l’autre à son secours.
- Ne te raille point ainsi de moi, lui lança Cornélius en même temps qu'une petite accolade: tu n'es point si vieux que cela! Tu m’inventes encore un conte. Non, je t’en prie, cesse de te moquer et dis-moi...
Mais Hugues de Payens avait soudain levé le bras, signe qu'il intimait le silence. Il porta la main à son épée, tout en scrutant les feuillages de la forêt touffue et dense. Cornélius, un court instant amusé par l'attitude que prenait son ami, saisit l'intensité de son regard: Hugues avait peur de quelque chose, ou de quelqu'un.
- Que se passe-t-il? Demanda-t-il en s'approchant de son Seigneur.
- Nous ne sommes pas seuls.
- Sont-ce nos compagnons qui arrivent? Je n'entends ni les chiens ni les galops de leurs montures!
- Ce ne sont pas des nôtres, reprit calmement Hugues de Payens. Ecoute-moi; rebrousse chemin et rejoins les autres chasseurs. Quoi qu’il advienne, ne reviens pas sur tes pas.
Cornélius se redressa sur sa monture:
- Il n'est nullement question de t'abandonner ici. Je reste à tes côtés pour...
- fais ce que je t'ordonne!
Cornélius se tut.
Il dévisagea Hugues et put lire dans ses yeux une détermination qui ne souffrait aucune discussion. Que diable pouvait donc avoir ressenti le Duc de Champagne pour le mettre dans cet état de tension extrême?
Soudain un bruit se fit entendre et trois silhouettes tombèrent des arbres. Une saisit au vol la bride de la monture de Cornélius, le désarçonnant, tandis que les deux autres se ruèrent sur Hugues de Payens. Ce dernier tira son épée de son fourreau et tenta de leur livrer bataille. Mais sa position délicate rendait sa tâche difficile.
Deux autres bandits surgirent d'un buisson et se ruèrent sur l'homme à terre. D'un bond, Cornélius parvint à se rétablir et à son tour tira son épée de son fourreau. Il livra bataille et embrocha l'un de ses deux assaillants. Il leva son épée et s'apprêta à frapper le second lorsque il se figea, le regard incrédule. L’adversaire qui se dressait devant lui, lui fit perdre tous ses moyens.
Il ne pouvait s'agir de la personne que lui reflétaient ses yeux.
Elle ne pouvait être ici.
C’était matériellement impossible, à moins qu’il ne s’agisse d’un spectre.
Devant lui se tenait une femme, une jeune voleuse dont les cheveux blonds tombant sur ses épaule,s encadraient un visage où la beauté contrastait avec une extraordinaire dureté du regard.
Ses yeux...
Lorsqu’il croisa son regard, un étrange sentiment s’empara de lui. Il était persuadé de la reconnaître. Mais c'était impossible: c'était il y a plus de treize ans! Ce ne pouvait être la même femme qui...
- Vous...finit-il par réussir à bredouiller. C'est impossible!
C'est alors qu'elle le reconnut.
Même si elle ne souffla mot, il put lire l'expression de surprise qui se dessinait sur son visage. Elle se souvint de l'enfant qui avant jadis sauvé un de ses Louveteaux d'une mort certaine, lui épargnant la torture.
- Esméralda...
Il avait prononcé son nom comme on aurait prononcé une prière, avec cette ferme conviction d'y croire, sans pour autant en avoir de preuve tangible. Mais ses yeux se contractèrent tout à coup et il sentit le fer de la dague de la voleuse s'enfoncer dans ses entrailles. Il ne poussa aucun cri, aucun hurlement de douleur. Pourtant celle-ci lui vrillait le cerveau. Il s’affaissa lentement, et de ses mains agrippa la taille de la jeune femme.
- Pourquoi, Esméralda? Si c’est bien toi, alors pourquoi...
Sa vue se troubla et il s'effondra sans connaissance à ses pieds. Elle ne put détacher son regard de la dague maculée de son sang.
- Pardonne-moi, beau Seigneur, mais il le fallait… Tu t’es trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment.
Elle demeura un court instant figée devant ce corps dont la vie s’échappait et les yeux arrivant sur le sang que maculait la dague.
Mais le cri du Duc de Champagne la sortit de sa torpeur:
- Non! Par le Diable! Cornélius!
Cornélius! Son nom, elle aurait pu le prononcer sans même l'avoir entendu de la bouche d'Hugues de Payens.
C'est alors qu'elle remarqua les cadavres de ses compagnons. Ils avaient tous été occis par la lame du chevalier, et à présent son tour était arrivé .Elle se tint droite et essuya sa dague avant de la rengainer.
- Je suis Cuchùlainn MacDatho de Leinster, fils de Deichtine et de Mébn Tir Inna M'Béo...et toi, qui es-tu?
- Je suis Esméralda Villa Lobos, voleuse et fière de l’être...
Elle s'empara de l'épée d'un de ses malheureux compagnons.
- Ainsi donc il semblerait que nos deux corps aient ressenti le même phénomène. Tu sais comme moi ce que cela signifie, n’est-ce pas ?
- Oh que oui, trop bien, même… mais le destin a voulu que tu sois ma prochaine victime, voleuse.
- Tu as tué mes braves compagnons en un rien de temps, remarqua-t-elle. Tu dois être extraordinairement fort, Cuchùlainn. Mais je suis douée moi aussi, bien que très jeune de tes semblables.
- Tu as tué mon compagnon de sang froid, maraude! Tu dis que nous sommes pareils? Non pas: nous sommes juste frères de part notre condition. Je n’ai rien en commun avec toi.
- Notre combat n'était pas le sien. Celui qui m’a appris ce que je dois savoir me l’a enseigné. Il m’a aussi mis en garde contre les humains aux yeux desquels je devrai toujours dissimuler mon pouvoir. Tu ignores le nombre de personnes que j'ai déjà vu mourir alors que moi je ne changeais pas. Connais-tu seulement la douleur qu’on peut ressentir en sachant que tant qu’il n’en restera pas qu’un sur cette terre, nous serons condamnés à traverser les siècles et à combattre pour survivre !
Cuchùlainn ferma les yeux, les mains crispés sur la lame de son épée:
- Oh que si...je connais trop bien cette douleur, assez pour condamner ceux qui tuent trop tôt. Mais aujourd'hui tu vas mourir...et à mes yeux ce n’est là que justice. Certes les humains ne doivent jamais rien savoir de notre combat et de ses motivations, mais il est aussi de note devoirs de ne jamais leur dévoiler notre présence. Et si d’aventure l’un d’entre eux venait à nous découvrir, il existe d’autres façons de le dissuader de raconter à quiconque ce qu’il aura découvert. Mais assez parlé : en garde!
Il se mit en position tandis que la voleuse en fit de même. La tension était montée d’un cran, et les deux protagonistes s'apprêtaient à se livrer un combat à mort.
- Ta tête sera mienne, j'en fais le serment! Bien que tu sois fort, tu vas découvrir que moi aussi je sais me battre.
- Détrompe-toi, il n'est pas encore né celui qui me tuera!
Cuchùlainn leva son épée qui s'abattit lourdement sur la lame de la jeune femme. Le combat allait commencer. Mais c'est à ce moment que les deux se figèrent, tenaillés par un sentiment étrange.
Leurs regards se tournèrent vers les corps allongés sur le chemin.
La sensation qui les avait étreint quelques minutes auparavant se faisait à nouveau ressentir.
L'un des corps était à genoux et tentait de se relever.
Cornélius ressuscitait des morts.
Cuchùlainn ne quittait pas des yeux l'extraordinaire résurrection de son ami, tout en épiant du coin de l’oeil les gestes d'Esméralda.
La jeune femme, tout aussi surprise que son rival, se ressaisit rapidement et préféra s'enfuir, attrapant la bride d'un cheval et montant celui-ci avant de le lancer au galop à travers les bois.
- Attends !
Cuchùlainn ne savait trop si il devait l’arrêter ou se porter auprès de son ami, qui crachait à présent du sang et de la bile.
Finalement il laissa s’enfuir la voleuse qui se tourna subrepticement afin de s’assurer qu’aucun des deux ne cherchait à la courser et disparut dans les bois.
Cuchùlainn se porta au secours de Cornélius qui toussait en se tenant le ventre .
Sa main appuyée sur son abdomen couvert de sang, il grimaçait de douleur. Cuchùlainn lui écarta doucement la main. La blessure avait presque entièrement disparue.
Alors il comprit.
Cornélius Reitter, fils du Roi Artémus Reitter de Fehmarn, venait de renaître à la vie, et ce pour l'éternité…
Il poussa un profond soupir, et adressa un regard plein de bonté à celui qui le dévisageait comme s’il voyait Dieu en personne…

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