20 décembre 2005

C O R N E L I U S à la Tour d'Argent

CHAPITRE II


Il faisait nuit ; une nuit de printemps froide et humide qui vous pénètre et vous glace les os. Dans le ciel sans étoiles, des nuages chargés de pluie passaient, poussé par un vent qui tourbillonnait au sommet de la petite colline.
Lentement, une douzaine de silhouettes encapuchonnées marchaient les unes derrière les autres, chacune tenant à la main une torche dont la lueur dansait au gré du vent. La procession était silencieuse, et malgré l’humidité qui leur trempaient les chausses et les pieds, aucun gémissement ne se faisait entendre.
En tête de cortège, une mince silhouette guidait ses semblables sur les pentes escarpées de la colline, dont le sommet commençait à se détacher du rideau de la nuit. Elle ne tenait pas de torche, mais une coupe en terre cuite dans lequel un breuvage aux reflets d’argent renvoyaient son reflet troublé par le rythme de ses pas.
Dans la file, une jeune femme à peine adulte leva les yeux vers le sommet de la colline ; ce qu’elle vit la fit frissonner : des pierres étaient dressées pour former un cercle plus ou moins régulier. Elles n’avaient pas toute la même taille, mais elles dégageaient une aura de force et de puissance qui inspirait le respect.
C’était la première fois que Jeanne pouvait contempler le sommet du Tor…
Depuis son arrivée ici et le début de son noviciat, il y a six mois maintenant, elle n’avait jamais eu droit de participer aux processions rituelles que conduisait la Grande Prêtresse.
Mais aujourd’hui cela semblait différent.
Alors qu’elle se reposait en compagnie de deux autres jeunes femmes dans la maison des Vierges, Niniane était venu les réveiller au beau milieu de la nuit :
- Levez-vous et habillez-vous vite !
Effrayées par l’apparition subite de la vieille prêtresse, elles avaient sursauté et étouffé un cri. Mais Niniane les secoua afin qu’elles se hâtent de se préparer.
- Dépêchez-vous, allons ! Il faut que nous partions le plus vite possible. Les autres vous attendent.
- Que se passe t-il ? Avait demandé Eylinn dont les yeux étaient à moitié dissimulés sous son épaisse chevelure rousse.
- Il faut que tu te dépêches, Eylinn, lui avait répondu Niniane. Tu auras la réponse à ta question dehors ! Jeanne, ta robe est à l’envers !
Jeanne regarda sa tenue dans un miroir et s’aperçut de sa méprise. Elle retira la mince ceinture de cuir qui lui ceignait la taille et entreprit de se rajuster.
Sybille fut la plus prompte à se tenir prête. Elle s’attacha les cheveux avec un ruban avant que Niniane ne la reprenne :
- Cette nuit, vous ne porterez ni bijou ni ruban. Vous allez prendre part à une cérémonie très particulière, et il faut que vous vous présentiez devant la Déesse sans aucun artifice.
- Ca signifie que nous nous rendons sur le Tor ? Interrogea Eylinn dont les yeux s’étaient soudain allumés.
Niniane acquiesça d’un hochement de tête :
- Ne perdons pas de temps, mesdemoiselles. Je vous rappelle qu’en dehors de cette maison vous restez soumises à votre vœu de silence. Allons-y…
La vieille prêtresse sortit la première, suivie par les trois novices qui se parèrent de leurs capes de laine.
Devant la maison des Vierges, un autre groupe composé de prêtresses et de novices, attendaient, des torches à la main. Il en fut distribuée aux trois jeunes filles et la voix de Niniane raisonna dans la nuit :
- Que chacune de vous se souvienne de ce soir ! Pour certaines d’entre vous, ce sera la première fois qu’elles contempleront la manifestation du Don. Je demande à celles qui ont déjà participé à la cérémonie de l’eau d’entourer leurs consœurs, afin que le rituel se déroule sans encombre…
Sybille regarda Jeanne :
- Tu te rends compte, on va enfin participer à une cérémonie ! Lui murmura-t-elle entre ses lèvres pincées.
Mais Jeanne ne l’écoutait pas. Son regard se porta au loin, par-delà les arbres qui bordaient la maison de la Grande Prêtresse, sur une colline dont le sommet était caché par un rideau de brume…

En foulant le sol du Tor, Jeanne ressentit une sensation des plus étranges. Ses pieds transis de froid et d’humidité quelques secondes auparavant étaient à présent envahi d’une étrange douceur. Elle regarda autour d’elle ; les colonnes suintaient d’humidité, et les prêtresses commençaient à se disposer en cercle autour d’un petit puits dont la margelle dépassait à peine du sol. Elle chercha ensuite Niniane du regard car elle se sentait perdu au milieu des autres plus âgées qu’elle, et qui semblaient habituées à ce genre de cérémonial.
A côté d’elle, Eylinn grelottait sous sa cape de laine. Ses lèvres étaient devenues aussi bleu que le croissant de lune qu’elle arborait entre ses sourcils.
Jeanne aurait voulu la serrer dans ses bras pour la réchauffer, mais elle ne pouvait pas bouger. La flamme de sa torche dansait, menaçant de s’éteindre à chaque bourrasque de vent.
C’est alors que se produisit un phénomène étrange :
Le vent qui jusqu’ici torturait les jeunes femmes tomba d’un coup, et la brume se leva jusqu’à former un bouclier au-dessus du Tor.
Les flammes des torches se mirent à éclairer le cercle de pierre comme si le jour venait de se lever et que le soleil l’inondait de ses rayons.
Jeanne contempla le phénomène bouche bée.
Bien sûr, depuis son arrivée à Avalon, elle avait déjà entendu parler des pouvoirs acquis par les Prêtresses qui séjournaient dans l’île ; elle avait entendu parler de ces légendes et lorsque cette femme était venue à sa rencontre l’été dernier, elle l’avait suivie sans hésiter.
Il lui arrivait souvent de repenser à son ancienne vie, à ses copines du lycée, à son petit copain…
L’apprentissage était rude, et dans les nombreux moments de cafard elle revoyait ces visages souriants. Jamais elle ne regretta son choix, car ici elle avait enfin obtenu des réponses à des questions qui la hantaient depuis trop longtemps.
Depuis son adolescence elle sentait que quelque chose l’attirait hors de chez elle, loin de sa famille décomposée, de sa mère alcoolique, de son beau-père tyrannique. Elle avait également observé des changements en elle, à l’âge où le corps de transforme, elle se mit à éprouver des sensations étranges, comme si pendant son sommeil son esprit parvenait à se dissocier de son corps… au début elle mit ça sur le compte de la puberté, mais très vite elle s’aperçut qu’en se concentrant suffisamment elle était à même de d’entrevoir des choses ou percevoir des sensations qu’aucun autre ne pouvait deviner. Lire dans les esprits lui était impossible, mais elle pouvait prévoir certains réactions et anticiper des comportements au-delà du commun des mortels. Elle se garda bien d’en parler autour d’elle, de peur de se voir interner dans un de ces instituts psychiatriques d’où on ne ressort jamais.
Et puis elle a fait cette rencontre, l’été dernier ; une femme qu’elle ne connaissait pas, qu’elle n’avait jamais vue, mais qui l’aborda en l’appelant par son prénom, qui lui révéla des choses sur elle des plus intimes, et pour finir, qui lui révéla tout savoir de ces dons exceptionnels…
Autour d’une verre la jeune femme lui avait tout expliqué : l’existence d’une terre hors du temps où des jeunes filles comme elle apprenaient à exploiter et maîtriser le pouvoir qui était le leur. L’enseignement des Runes, des filtres et potions diverses, l’enseignement du monde et de ses rouages. Là-bas, elles devenaient des prêtresses aux pouvoirs sans commune mesure avec ce qu’on rencontre habituellement dans le monde des hommes. Avec la liberté d’aller et venir entre les deux mondes une fois l’apprentissage terminé…
Le jeune femme lui avait proposé de la suivre, lui laissant un billet d’avion pour Londres sur la table, avant de se retirer.
Jeanne avait réfléchi trois jours avant de prendre sa décision ; et une ultime colère de son abruti de beau-père acheva de lui donner la force nécessaire pour franchir le seuil de cette maison qu’elle ne souhaitait plus jamais revoir…

A présent les prêtresses et les novices étaient toutes en cercle. La prêtresse qui portait la coupe s’avança jusque devant le puits et y versa en un long filet le liquide argenté.
Puis elle ferma les yeux et murmura une prière dans le langage perdu du Petit Peuple.
Jeanne avait déjà entendu ce langage, lorsqu’elle avait emprunté la barge sacrée qui l’avait conduit à Avalon. Les rameurs, de sombres créatures au visage peint et à la peau couleur terre, murmuraient eux aussi des mots dans cette langue. Elle s’était renseigné sur ces mystérieuses créatures, et bien des fois elle avait cherché à les revoir, au cours d’une méditation dans les bosquets de l’ouest de l’île. Mais seul le son de leurs voix lui était parvenu ; refusant de se montrer à elle…
La prière chantée par la prêtresse était mélodieuse et douce, semblable à une berceuse. Jeanne sentit tout son être se détendre, et elle eut soudain la sensation que son esprit se détachait de son corps. Elle jeta un regard furtif sur sa droite et réprima un sursaut : Elynn était à présent blanche comme un linceul. Ses lèvres étaient figées et son regard fixait la prêtresse sans sourciller.
Jeanne voulu la secouer, mais elle ne parvenait pas à faire le moindre mouvement.
C’est à cet instant que se produisit un phénomène qu’elle n’oublierait jamais.
La prêtresse acheva sa prière et se tourna vers Elynn. Elle retira la capuche et Jeanne reconnut la prêtresse qui était venu la chercher quelques mois auparavant.
Cette dernière fit un geste en direction d’Elynn qui s’avança lentement, telle un zombie. On aurait dit que ses pieds ne foulaient plus le sol, tant sa démarche paraissait légère et aérienne.
Lorsqu’elle parvint au puits, elle s’arrêta. La prêtresse défit le nœud de sa cape et la laissa tomber à ses pieds. Saisissant la petite faucille d’or qui pendait à sa ceinture, elle trancha les nœuds qui tenaient la robe de la jeune femme, et lentement elle la déshabilla.
Elynn était à présent entièrement nue.
Sa peau d’une blancheur immaculée semblait refléter la lumière argentée du puits. La prêtresse lui demanda de se pencher au-dessus du liquide et de regarder attentivement.
Alors de la bouche de la jeune femme sortit une voix grave et forte qui raisonna sur le Tor :
- Voici que s’adresse à vous Ceridwen, Déesse mère de toute vie. Des jours funestes s’annoncent, et ce qui a été ne sera plus…
Les novices frissonnèrent en entendant ainsi la voix sortir du corps de leur compagne. Celle-ci demeurait droite, le visage sans aucune expression ; seules ses lèvres bougeaient au rythme des mots qu’elle prononçait :
- … Un danger menace ce monde et l’autre. Les sentiers des brumes égareront les voyageurs, et celles qui s’en sont allées ne pourront revenir. Le temps de l’Oracle est venu…
Toute l’assemblée écoutait les paroles prononcées par Ceridwen de la bouche d’Elynn. Mais personne ne semblait en comprendre le sens caché.
Soudain la jeune femme fut secouée par un spasme, et la voix reprit :
- … que se prépare la guerrière, car l’épée et le sang garantiront la survie de ce qui est…
Les tremblement se firent plus violents, et dans un cri de douleur, Elynn s’effondra devant le puits, inanimée. Un murmure secoua l’assemblée, et la prêtresse qui soutenait la novice adressa un signe de tête à Niniane qui réclama le silence :
- Que chacune regagne sa maison en ordre et en silence ! Grand soins sera pris de la jeune Elynn. Que Silk s’assure du bon déroulement des choses.
La dénommée Silk, une prêtresse d’une trentaine d’année, s’inclina devant Niniane, et organisa le retour aux maisons.
Sur le Tor ne restaient plus que Niniane, la prêtresse et Eylinn, toujours sans connaissance…

La jeune fille ouvrit les yeux et contempla le visage de celle qui lui tendait une coupe remplie d’un breuvage à base de miel et de plantes :
- Buvez ceci, mon enfant, tout ira bien maintenant…
Eylinn considéra la prêtresse qui s’occupait d’elle, et elle la reconnut :
- Dame Morgane !
- Chut, lui murmura la prêtresse en faisant couler le liquide tiède entre les lèvres de la jeune femme. Vous avez besoin de repos après cette terrible épreuve.
Cherchant à se repérer, Eylinn regarda autour d’elle, mais elle ne reconnaissait pas la chambre où elle se trouvait. Elle était étendue sur un lit recouvert de peaux de mouton ; une nouvelle robe lui avait été passée, et elle sentait la douce chaleur d’un feu de cheminer parcourir son corps tout entier.
- Que s’est-il passé ?
- Vous avez été choisi par la Déesse pour nous apporter sa parole. Il est normal que vous ne vous souveniez de rien ; vous ne possédez pas encore le savoir suffisant pour sortir indemne de ce genre d’épreuve.
Eylinn considéra Morgane.
Elle était plutôt petite, le visage fin et les yeux sombres. Il était difficile de lui donner un âge, car bien que ses traits soient encore ceux d’une jeune femme, son regard était celui d’une vieille femme que la vie avait endurcie plus que de raison.
Ses longs cheveux couleur de geais tombaient sur ses épaules, et le croissant de lune bleu sur son front semblait plus pâle que les autres.
Lentement, Niniane s’approcha de la couche d’Eylinn et passa une main sur son front :
- La fièvre a maintenant complètement disparue, dit-elle à Morgane qui acquiesça.
- Eylinn, tu as prononcé des paroles pendant que tu étais en transe.
- Je ne me souviens de rien, ma Dame, déplora la jeune femme en se redressant sur le lit.
- Je sais. Ces paroles ont été entendues par toutes, mais peu d’entre elles en ont compris le sens. Ce que je voudrais savoir, c’est ce que le Puits sacré t’a révélé lorsque je t’ai invité à te pencher.
Eylinn chercha dans ses souvenirs, mais elle eut beau se concentrer, tous les événements qui suivirent son arrivée sur le Tor demeuraient flous.
Morgane se leva et se dirigea vers une table où elle s’empara d’un flacon.
Elle versa trois gouttes d’un liquide violacé dans une coupe qu’elle mêla à de l’eau. Elle tendit la coupe à Eylinn en souriant :
- Buvez, c’est un peu amer, mais ça vous aidera à vous souvenir.
Eylinn porta la coupe à ses lèvres et grimaça en avalant la potion. Soudain sa vue se troubla, et un voile apparut devant ses yeux. Elle ne parvenait plus à distinguer nettement les deux prêtresses, mais alors qu’elle se concentrait, une autre vision vint se superposer à la sienne :
- Je vois deux femmes… l’une a de longs cheveux blonds, et l’autre des cheveux bruns…toutes deux courent… l’une d’elle a une épée… Elles portent la robe des prêtresses… mais leurs vêtements se déchirent ! Elles sont nues à présent… du sang… du sang sur leurs poitrine ! Du sang ! ! ! je ne distingue plus leurs visages !
Une gifle claqua sur sa joue et Eylinn sortit de sa transe en sursautant.
Morgane lui sourit, mais son sourire était forcé.
- Ce soir vous dormirez ici, dans la maison des prêtresses. Dès demain, vous reprendrez votre rythme de vie auprès des Novices.
Eylinn se tourna vers Niniane :
- Qu’ai-je vu ? Je n’ai rien compris. Qui étaient ces femmes ? Sont-elles mortes ?
Niniane l’invita à s’allonger et la couvrit d’une couverture en laine :
- Reposez-vous mon enfant. Toutes ces questions demeureront sans réponse, je le crains. A présent dormez, et oubliez tout ce que vous avez vu. C’est mieux ainsi…
Et d’une main maternelle elle balaya les cheveux qui tombaient sur le visage de la jeune femme qui se sentit glisser vers un sommeil profond…

Après s’être assurée que la novice dormait, Niniane sortit de la maison des prêtresses et gagna celle de Morgane.
Elle trouva la grande prêtresse assise devant un feu de cheminée, profondément calée dans un fauteuil en chêne.
Elle paraissait préoccupée et songeuse.
Niniane s’approcha de Morgane et s’appuya au dossier du fauteuil :
- Elle les a vues.
Morgane poussa un profond soupir.
- Oui, elle les a vues.
- Ca prouve qu’elles sont encore en vie toutes les deux. Elles ont réussi à survivre jusqu’ici. C’est plutôt une bonne chose, non ?
Morgane se leva et s’approcha de la minuscule fenêtre d’où elle aperçu un croissant de lune à travers le rideau nuageux.
- Elles sont en danger.
- Pourquoi ça ?
- Tu as entendu la petite : du sang sur leurs poitrines. Quelqu’un leur en veut. Et je crois savoir pourquoi, et surtout pourquoi maintenant.
La prêtresse se versa une coupe de vin et en proposa une à Niniane qui refusa d’un geste.
- Pourquoi penses-tu que quelqu’un leur en veut particulièrement ? N’importe qui peut croiser leur chemin et…
- Te souviens-tu de la première fois que tu as assistée à une cérémonie sur le Tor, Niniane ?
Morgane avait posé cette question avec une douceur qui contrastait avec son anxiétude du moment. Niniane s’assit dans le fauteuil laissé vide et se pencha vers l’âtre pour s’y réchauffer les mains.
- Comment l’oublier, murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour répondre à Morgane.
La grande prêtresse s’approcha d’elle et Niniane reprit :
- Cette nuit-là, ce fut Morrigann qui fut choisie pour transmettre les paroles de Ceridwen…Mais son jeûne et son état de santé firent qu’elle n’y survécut pas, du moins le croyait-on à ce moment-là… lorsqu’elle se réveilla quelques heures plus tard, elle était allongée sur la table d’embaumement, prête à se faire ensevelir. Nous avons toutes cru à une manifestation de la Déesse, au départ, jusqu’à ce que tu m’expliques…
Morgane posa sa coupe et observa l’âtre, songeuse :
- Bien avant elle, Une autre femme emplie du même pouvoir est arrivée sur cette île. Elle fut la première à recevoir mon enseignement, alors que je venais tout juste de le recevoir moi-même de la bouche de Merlin… il nous a choisi pour que nous gardions en nous la Prophétie que jadis il prononça à la Cour d’Arthur, à propos de la fin du monde…

Lorsqu ’Arthur entra dans la grande salle de la Table Ronde, la reine à son bras, un courtisan s’écria :
- Longue vie au Roi !
L’acclamation fut reprise par les chevaliers et dames de la cour, tandis que le couple les salua.
La messe de la Pentecôte n’allait pas tarder, et le père Honorius invita les fidèles à gagner la chapelle.
En ce dimanche de mai, le soleil brillait radieusement sur le château, et déjà la foule arrivait de partout pour prendre part aux festivités données par Arthur. Le grand tournoi de l’après-midi occupait les esprits, et tous les participants arboraient fièrement sur leurs blasons les couleurs de leurs dames. Même si cette année encore personne ne faisait plus mystère de la probable victoire du Sieur Lancelot, les paris étaient plus ouverts que jamais, grâce notamment à la venue de Lionel de Fehmarn, chevalier qu’Arthur a intronisé à la Table Ronde l’automne précédent, pour palier au décès de Leodegranz…
Lancelot et Lionel étaient amis, et pour eux, l’idée de s’affronter lors des duels de l ‘après-midi les emplissait de joie.
Arthur, qui commençait à s’interroger quant à l’absolu dévouement de Lancelot, en particulier auprès de Guenièvre son épouse, avait vu en l’arrivée de Lionel un allié précieux, sorte de lien entre lui et le chevalier de la Charrette.
Lionel avait été très vite accepté par les autres compagnons d’Arthur, Perceval et Bohort, Gauvain et Caï, Balin et son cousin Balan ; ce dernier ayant eu du mal à se faire à l’idée cependant que le siège de son regretté cousin soit aussi vite occupé. Seigneur inféodé à la Couronne de Grande Bretagne, il avait prêté main fort à Arthur lors d’une bataille contre les Saxons du nord, lui sauvant même la vie durant un affrontement sanglant qui scella la victoire du Roi sur son vassal…

Arthur reçut le salut de Lancelot et embrassa son ami :
- A t-on des nouvelles de Merlin ou de ma sœur ? S’enquit-il auprès de Lancelot.
- Sire, aucun émissaire d’Avalon ne s’est encore manifesté à nous. Je crains que depuis votre décision de rallier toutes les tribus de Grande Bretagne sous la bannière chrétienne de Pendragon vous ne vous soyiez attiré les foudres du peuple des Fées.
Arthur considéra Lancelot d’un air dubitatif :
- Il faut l’unité si nous voulons maintenir la paix dans nos provinces. Si Merlin désapprouve, alors je bannirai le culte de la Déesse de Grande Bretagne, et je les forcerai bien à se soumettre à la bannière de Pendragon !
Lancelot se renfrogna :
- C’est là faire preuve d’audace et prendre un très gros risque, Sire.
Arthur observa Lancelot. Il n’ignorait pas qu’étant le fils adoptif de Viviane, la Grande Prêtresse d’Avalon et qu’à ce titre il faisait lui aussi parti du peuple des Fées de par son sang. Il l’avait volontairement poussé dans ses derniers retranchements afin d’éprouver sa loyauté envers lui, et de se forger une opinion sur son dévouement.
Lancelot allait répondre lorsque de la foule se leva une rumeur : Merlin et La sœur d’Arthur venaient d’arriver.
Arthur se précipita à la rencontre des deux voyageurs. Merlin, malgré son grand âge, paraissait vigoureux et nullement entamé par le voyage qu’il avait fait pour gagner la cour. Sa robé était poussiéreuse et ses chausses crottées de terre. Derrière lui, Morgane descendait de cheval.
Arthur embrassa sa sœur qui accepta son baiser en souriant ; un sourire crispé, presque forcé.
- Grâce à Dieu vous voici, se félicita Arthur. Je crains malheureusement que vous n’ayez guère le temps de changer de vêtements avant le début de l’office.
Merlin lança un regard à Morgane et répondit à Arthur :
- Mon Roi, nous participerons à l’office dans cette tenue. Il sera temps de nous apprêter avant le déjeuner.
- Parfait, mon ami.
Morgane retira sa cape de voyage et observa l’assemblée qui entrait dans la chapelle. Elle n’eut aucune peine à reconnaître Lancelot et Lionel, qui lui adressèrent un signe de tête. Elle leur rendit leur salut et s’attarda ensuite sur la Reine : Guenièvre semblait soucieuse, préoccupée. Elle n’avait même pas daigné saluer Merlin lors de son arrivée, et il ne fallait pas être devin pour sentir à quel point elle le méprisait pour tout ce qu’il représentait. Elle, fière chrétienne, s’acharnait à dresser Arthur en bras armé de l’église contre les tribus adeptes de l’ancienne religion ; et chaque apparition de Merlin à la Cour la répugnait et l’agaçait.
La Dame du Lac sourit en songeant aux tourments qui tenaillaient la Reine, et en silence, elle se fondit dans la foule et pénétra dans la Chapelle…

Le soir du Tournoi, remporté par Lancelot comme il se devait, on présenta à Arthur trois jeune écuyers souhaitant devenir chevaliers. Leurs parrains, Bohort, Caï et Gauvain, se tenaient derrière eux, attendant que le Roi les bénisse avant qu’ils ne se retirent pour une nuit de prière dans la chapelle.
Le lendemain ils seraient adoubés, et cette dernière étape était pour eux l’occasion de se faire connaître de tous.
Arthur trônait au centre de la table, la reine à sa gauche et Lancelot à sa droite. Merlin se trouvait à côté de Lancelot, près de Morgane qui avait choisi de se tenir un peu en retrait.
Lionel avait déserté sa place habituelle entre Perceval et Balin, pour tenir compagnie à la sœur de son Roi.
Tandis qu’Arthur prononçait sa bénédiction, Lionel se pencha vers Morgane :
- As-tu de ses nouvelles ?
Morgane sourit :
- Elle te manque ?
- Depuis que je sais qu’elle a été prêtresse à tes côtés je ne cesse de la chercher. C’est pour ça que Cuchùlainn m’a encouragé à gagner la cour d’Arthur.
- Elle est partie il y a bien deux semaine de ça, répondit Morgane en observant la Reine qui se confondait en dévotions durant la prière prononcée par Honorius.
- Pourquoi ?
- C’est moi qui le lui ai ordonné. Toi, moi, Cuchùlainn…nous sommes trop nombreux ici, et le danger est grand. A supposer qu’un autre s’en prenne à l’un de nous…il y a depuis peu une jeune vierge, fille d’Edwige et de Gareth, roi des Galles du Sud, que je suis allé chercher pour l’instruire en Avalon. Je me pose des questions à son sujet…
- Crois-tu qu’elle aussi…
- Je ne sais pas. Elle est encore très jeune. L’avenir nous le dira…
La foula applaudit les trois novices qui quittaient la salle du banquet pour gagner la chapelle, tandis que les parrains prenaient place à la table du roi…

Le repas était déjà bien avancé. Perceval comptait à l’assemblée les exploits de sa dernière bataille, et son récit captivait les dames qui le dévoraient des yeux.
Merlin paraissait préoccupé.
Morgane, à qui ce détail n’avait pas échappé, se leva et vient se placer derrière son siège :
- Un problème, père ?
Le vieil homme fut prit soudain d’une violente migraine qui lui arracha un cri. Perceval se tut et Arthur se précipita auprès de son vieil ami :
- Merlin ! Que vous arrive t-il ?
Merlin grimaçait de douleur, se tenant la tête comme si elle allait éclater.
- Je…je ne me sens pas bien ; bégaya t-il en tentant de se lever. Je crois que je vais me retirer dans ma chambre…
- Je t’accompagne, lui glissa le roi avec toute la tendresse qu’il éprouvait pour le vieil homme.
- Mais ce dernier refusa :
- Que Lancelot et Lionel m’assistent. Toi, reste auprès de tes invités. Ne t’inquiète pas ; c’est sans doute la fatigue du voyage…
Lancelot se leva et son regard croisa celui de Lionel. Tous deux soutinrent Merlin et quittèrent la grande salle, suivis par Morgane…

Ils allongèrent Merlin sur un lit. Morgane s’approcha de la cheminée et constata qu’un petit chaudron contenant de l’eau destinée à chauffer les bouillotte avait été laissé là. Elle sortit de sa petite bourse trois feuilles d'une plante médicinale et les jeta dans la marmite.
Merlin se redressa sur sa couche et s’adressa à Morgane :
- C’est prêt ?
- Patience, il faut que les herbes se décomposent….
Lionel et Lancelot échangèrent un regard : Merlin, à l’agonie quelques secondes auparavant, donnait des instructions à Morgane et paraissait en pleine forme.
Lancelot s’approcha de la Dame du Lac :
- L’un de vous peut-il nous expliquer ce qui se passe , ou va t-on être obligé de deviner par nous-même ?
Ce fut Merlin qui lui répondit.
- C’est ma faute, excuse-moi, Cuchùlainn. Mais il fallait que je vous vois tous les trois le plus rapidement possible, et ce repas commençait à traîner en longueur.
Lionel prit place dans un fauteuil et considéra le vieil homme :
- Je suppose que ce n’est pas pour nos beaux yeux que tu nous as choisi pour t’escorter !
- Il faut que vous partiez au plus vite.
Un silence accueillit cette déclaration. Morgane surveillait le breuvage pendant que Merlin s’asseyait sur le bord du lit.
- Pourquoi partir maintenant ? Demanda Cuchùlainn en prenant place à son tour dans un fauteuil.
- Il y a trois lunes de cela j’ai eu une vision dans laquelle je vous voyais tous les trois. Vous étiez en danger. Mais une fois sorti de ma transe j’étais incapable de me souvenir de quoi que ce soit. Alors je suis allé trouver Morgane pour qu’elle me prépare un filtre de mémoire…et là, tout m’est revenu. Vous êtes en danger. Un homme vous cherche et tient à obtenir votre tête.
- Nous sommes trois, répliqua Lionel incrédule. Et ici, à la Cour d’Arthur, il faudrait être complètement fou pour oser nous défier !
Merlin protesta d’un signe de tête :
- Arthur ne va pas rester longtemps fort comme il l’est. Guenièvre ne cesse de le convaincre de traquer et de convertir les tribus non chrétiennes. Une guerre va éclater au sein du royaume. Beaucoup de chevaliers vont partir, chargés de missions plus ou moins importantes…la Cour va s’affaiblir, puis tomber. S’en suivra une période de troubles durant laquelle vous ne serez plus protégés par votre statut.
Cuchùlainn se pencha vers Merlin :
- Qui est-ce, celui qui nous cherche ?
- Je l’ignore, répondit Merlin. Mais ce que j’ai vu ne laissa pas de place au doute. Un homme dont le visage m’était inconnu a tranché la tête d’une femme…
Lionel sursauta :
- Une femme…
- Morgane a ordonné à Esméralda de quitter Avalon, tenta de le rassurer le vieil homme. Elle est protégée par un enchantement de dissimulation qui masque aux autres Immortels sa présence. Cela lui permettra peut-être d’échapper à celui qui vous traque…
- Qu’as-tu vu exactement, interrogea Cuchùlainn.
Merlin prit une profonde inspiration et ferma les yeux :
- Je vais vous réciter ce que j’ai vu…
Morgane l’interrompit :
- C’est prêt
Merlin lui adressa un signe de la tête et reprit :
- J’entrais en méditation, et déjà mon esprit quittait mon corps… je le suis retrouvé sur une lande immense et déserte…Là, j’ai vu deux géants sans visage se battre l’un contre l’autre… De chacune de leurs plaies béantes s’échappaient une multitude de peuple de toutes races, qui fuyaient le champ de bataille… Les colosses s’entretuèrent et vacillèrent de concert… Leurs corps tombèrent en poussière et le vent la répandit sur toute la plaine. Lorsque la nuée se dissipa, la terre trembla et du sol jaillirent dix silhouettes d’apparence humaine, mais sans visage. Elles étaient drapées dans d’immenses capes de couleur sombre, et chacune portait une épée à son côté… C’est alors qu’une voix raisonna, prononçant ces paroles :

Voici que viennes les jours sombres
Où tout ce qui a été ne sera plus.
Après que le monde ne se soit enflammé deux fois,
Après la chute des géants,
Viendra le jour où le sang sera versé
Sur le Sol Sacré.
Le monde basculera alors dans le chaos
Et la terreur.
Les Douze se rassembleront
Et se battront jusqu’au dernier
Mais chacune de leurs victoires
Entraînera un peu plus le monde
Dans les ténèbres.
Par une nuit sans lune
Dans un berceau de flammes
L’homme du Nord
Le fils des Hautes-Terres
L’enfant du Fer
Et la Dame du Lac
Décideront du sort du monde.

Que jamais le monde ne connaisse
Ces temps obscurs et ténébreux
Car le dernier survivant
A été, est
Et sera
Pour l’éternité.

Et ce sera pour les hommes
Le dernier crépuscule
Avant la fin…

Merlin avait prononcé ces paroles d’une voix calme et posée. Les deux chevaliers demeurèrent un instant interdits, puis Lionel prit la parole :
- En somme, lorsque l’un d’entre nous brisera la Tradition en versant le sang sur un Sol Sacré, ce sera le début de la fin, si j’ai bien compris…
- Cette prophétie n’est pas à prendre à la légère, Cornélius, le reprit Merlin en l’appelant de son vrai nom. J’ignore pourquoi j’ai eu cette vision, mais elle est très claire : Morgane, Cuchùlainn et toi êtes cités nommément, ainsi qu’un quatrième que je ne connais pas. L’un d’entre vous, peut-être ?
Il se tourna vers Cuchùlainn, le plus vieux des trois. Ce dernier hocha la tête en signe de négation :
- Jamais croisé personne se prétendant des hautes terres.
Morgane versa de sa potion dans trois coupe. Elle en tendit une à Cuchùlainn et l’autre à Cornélius, gardant la troisième. Merlin se leva de son lit :
- A présent, il faut que vous buviez ceci : c’est une potion qui vous permettra de conserver en mémoire le souvenir de ce jour, afin de ne jamais l’oublier…
Cuchùlainn et Cornélius échangèrent un regard, mais voyant Morgane porter la coupe à ses lèvres, ils burent le breuvage au goût amer.
A peine avaient-ils fini leurs coupes qu’ils furent pris d’un étrange malaise et sombrèrent dans un sommeil profond presque immédiatement.
Morgane posa la coupe dont elle n’avait rien bue, et se pencha sur les corps inanimés des deux chevaliers :
- Ils dorment.
- Doutais-tu de toi, demanda Merlin en souriant ?
- Je me demande si ce que nous avons fait là est correct. En buvant cette potion ils perdront tout souvenir de cette heure passée avec toi, ainsi que la Prophétie.
- N’aie crainte, Morgane des Fées, la rassura Merlin. Rien ne nous dit que cette Prophétie se réalisera un jour. En attendant, c’est à toi que revient la tâche de veiller sur eux, afin que jamais la situation n’arrive au cas de figure que je vous ai décrit. Tu as déjà éloigné Esméralda ; je ferai en sorte que dès demain Arthur envoie Cornélius en mission loin de la Cour. Quant à Cuchùlainn…
Il jeta un regard vers le plus vieux des chevaliers.
- … sa voie est toute tracée : je vais m’atteler à préparer un filtre d’amour qui brisera ses dernière réticences envers Guenièvre. Après quoi, ce sera à Arthur de faire ce qu’il croit juste.
Morgane frissonna.
Merlin avait tout calculé, tout prévu pour que la Prophétie ne s’accomplisse pas dans les temps à venir. Avec l’aide du vieux druide, elle déplaça les corps des chevaliers et les allongea sur le lit avant de quitter la pièce, laissant Merlin préparer le filtre pour Cuchùlainn…

Perdue dans ses souvenirs, Morgane sursauta en entendant la voix de Niniane la rappeler près d’elle :
- Et qu’est-il advenu de Merlin et de la Prophétie ?
- Merlin est mort il y a des années, maintenant, terrassé par un homme qui a eu vent de la Prophétie quelques temps plus tard… le destin a voulu qu’il échoua sur les rives du Lac et que je fasse sa rencontre… Il s’appelait Rémy Lebeau…
Morgane rougit en prononçant le nom du meurtrier de Merlin. Niniane s’en aperçut.
- N’est- ce pas celui qui est resté un an parmi nous, il y a trente ans ? Et c’est d’ailleurs la nuit du rituel qu’il a disparu de l’île !
- Tu as bonne mémoire, Niniane… Peu de temps avant sa mort, Merlin rédigea trois parchemins dans lesquels il dissimula la Prophétie ; afin que personne jamais ne tente de modifier le cours des choses. L’un de ces trois parchemins se trouvait ici, en Avalon, auprès de la Coupe et de la Lance…
- Se trouvait ?
- Lebeau l’a emporté avec lui lors de sa fuite. J’ai passé des années à le chercher dans le monde des hommes, durant sept ans je ne suis pas rentrée ici. Jusqu’au jour où il revint à moi. Je lui ai demandé de me restituer ce qu’il nous avait volé, mais il ne l’avait plus. Un autre homme s’en était emparé. C’est cet homme qui aujourd’hui nous recherche, Esméralda, Morrigann et moi…
Les dernières paroles de Morgane restèrent en suspens. Les deux femmes demeurèrent ainsi un moment là, à contempler les flammes danser dans la cheminée.
Ce fut Morgane qui la première rompit le silence :
- L’an dernier a eu lieu un événement qui me fait croire que la Prophétie va bientôt se réaliser. Le seul moyen dont je dispose pour empêcher cela d’arriver, est de retrouver Lebeau. Lui seul me conduira à celui qui détient le parchemin d’Avalon. Seul, il n’est d’aucune utilité, mais si par hasard il parvient à regrouper les trois, alors le monde court à la catastrophe…
- Tu vas donc repartir ?
- Je le crains.
Niniane soupira.
Une fois déjà Morgane avait quitté Avalon pour le monde des hommes, et elle avait mis trois ans pour en revenir, blessée et fatiguée.
Niniane sentit les mains de Morgane se poser sur sa nuque :
- Il est tard, amie. Nous nous reverrons demain.
Ces paroles signifièrent à Niniane qu’il lui fallait prendre congé de la Dame du Lac. Lentement elle se leva et s’inclina devant la Prêtresse qui lui rendit son salut :
- Bonne nuit, Ma Dame.
Et elle quitta la maison pour disparaître dans la nuit.
Demeurée seule, Morgane se reversa une coupe de vin et s’assit dans le fauteuil en face de l’âtre. Il lui fallait une fois de plus quitter Avalon, et une sensation étrange l’oppressait.
Elle vida sa coupe d’une traite et contempla encore le feu qui dévorait les bûches en silence…
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