14 décembre 2005

CORNELIUS à la Tour d'Argent
Chapitre Premier

Le tonnerre gronda pour la troisième fois en quelques minutes, il fut suivi d’un éclair qui zébra le ciel comme le flash d’un appareil photographique.
Avec la nuit tombante, le spectacle allait être somptueux.
La pluie fit alors son apparition, comme annoncée de manière théâtrale par les deux coups de tonnerre qui la précédèrent.
D’abord timide, elle se ragaillardit et se libéra, tombant drue et verticale, martelant les pavés et les trottoirs rapidement inondés. Les rigoles charriaient des torrents discontinus, les gouttières expirant entre de brefs instants comparables à des spasmes, les pleurs du ciel déchaîné.
A l’abris derrière la vitrine de sa boutique, l’antiquaire du magasin l’échelle contemplait, admiratif, cette manifestation de la puissance des éléments.
Ce genre d’orage était fréquent à cette période de l’année, lorsque le printemps accouche difficilement d’un été trop chaud, et les heurts entre les deux saisons donnaient souvent semblables spectacles.
De temps à autre, une rafale de vent faisait tourbillonner la pluie, atténuant de façon dérisoire son inlassable martèlement, et poursuivant les quelques rares passants fuyant ce cataclysme, comme aimantées par ces jambes en mouvement.
Il ne faisait jamais froid lorsque éclatait un de ces orages; pourtant l’antiquaire derrière sa devanture fut pris d’un frisson qui lui parcourut tout le haut du corps. Il songeait à ces badauds, surpris par l’orage et désemparés face à sa violence. Un temps à ne pas traîner dehors, pensait-il. Mais aussi un temps à ne pas faire marcher les affaires!
Il sourit en repensant à cette dernière phrase: il se demanda pourquoi cette idée venait de lui traverser l’esprit. Ses affaires n’avaient jamais eu à souffrir des caprices du temps, bien au contraire: combien de fois avait-il accueilli de riches collectionneurs avides de possession et en éternelle quête du passé?
Comme l’hiver dernier, où par une effroyable tempête de neige il avait reçu un écossais égaré et surpris par la pluie. Considérant son abris de fortune, il remercia l’antiquaire en lui achetant un service en étain du début du quatorzième siècle portant armoiries de la famille royale écossaise.
Depuis ce jour, Angus McFaydern faisait régulièrement le voyage depuis Stirling ; le dernier en date remontait à trois mois, et il avait plu également, ce jour-là…
Et combien d’autres, de la même trempe ou plus fous encore avaient franchi le seuil de son magasin et en étaient ressortis, heureux possesseur d’un objet d’une valeur qu’ils jugeaient inestimable, mais plus légers de quelques milliers!
Pourtant, tout en se détachant de la vitrine dans laquelle trônaient de petits objets en argent du dix-huitième siècle, il se dit qu’aujourd’hui il aurait assurément peu de chance de recevoir à nouveau arriver un Angus McFaydern horrifié par la rudesse du temps. D’habitude, ce genre de clients lui envoie un mail, une lettre le prévenant du jour et de l’heure de leur prochaine visite, ainsi que la dénomination de l’objet qu’ils recherchent.
Or il n’avait rien enregistré de tel depuis le début de la semaine, et déjà on était vendredi. Demain verrait le début d’un week-end que l’on préfère généralement passer à la campagne, avec ses proches; plutôt que de courir les rues de la ville, étouffés par une chaleur stagnante et accablante.
Non, aujourd’hui serait un jour sans Angus McFaydern...

Remontant tant bien que mal le col de son manteau d’une main maladroite, l’inconnu fronça les sourcils et chercha à se calmer. Son regard devenait flou, une fois de plus. Sa tête...sa tête le faisait horriblement souffrir, comme si le martèlement de la pluie raisonnait cent fois plus fort, amplifié par ses tympans. Tout autour de lui semblait danser, tourbillonner dans une valse frénétique. Il eut du mal à garder son équilibre, mais parvint à éviter la chute de justesse en se rattrapant à la rampe métallique du pont sur lequel il se trouvait.
La pluie continuait de tomber, aussi drue, aussi forte, aussi droite...Son bras...son bras le faisait souffrir plus encore que sa tête. Mais ce n’était pas tant la plaie béante qui lui rongeait les entrailles que la profonde coupure qu’il dissimulait sous sa manche.
Car déjà il la sentait déjà se refermer. Son corps était en train de se soigner. Il aurait voulu se jeter de ce pont, mettre fin à cette migraine, à ses souffrances...mourir...
Il fit un pas, puis un autre. Ses chaussures trempées ressemblaient à deux petites baignoires dans lesquelles nageaient ses chaussettes. Un bruit de flaque accompagnait chacune de ses tentatives maladroites qui le maintenaient debout, mais au bout de quelques mètres il fut reprit par un vertige et sa vue redevint trouble.
Son œil gauche le faisait souffrir lui aussi, et malgré le temps il songea qu’il ne le retrouverait sans doute plus jamais.
Il tourna péniblement la tête, sa lourde tête. Personne. Il était seul, sous ce déluge aux proportions bibliques...mais devant lui de dessinait au loin la rangée d’ancienne maisons avec celle qu’il devait atteindre à tout prix.
Il se raccrocha à cette vision et parvint à retrouver un semblant de maîtrise de soi, et se concentrant il se remit à avancer sur ce pont qui lui paraissait interminable.

L’antiquaire apposa sa signature au bas de la dernière lettre, la glissa dans une enveloppe qu’il prit soin de refermer à l’aide d’un cachet de cire sur lequel il frappa un bâtonnet de cuivre portant le sceau de sa maison.
Descendant d’une noble lignée, cette marque de prestige impressionnait le client et garantissait un certain label de qualité de sa part. Le sceau ouvrait bien des portes, facilitait bien des échanges, et l’antiquaire en était conscient.
Mais il savait aussi que ce sceau ne lui apportait pas tout. Il devait sa clientèle huppée à la richesse de ses collections et surtout à son sens inné des affaires.
Rien d’autre.
Il rassembla son courrier, chercha les clés de sa voiture sur son bureau, enfouies sous un amoncellement de paperasses et de commandes à classer ou à archiver. Il maudit son désordre, ne pouvant s’en prendre qu’à lui-même; car le temps ne lui avait jamais fait défaut pour tout ranger, mais la paresse dominait le plus souvent !
Quand enfin il les trouva, il glissa les quelques enveloppes dans la poche intérieure de sa veste, se dirigea vers le portemanteau en ébène et prit son imperméable noir. Passant devant une superbe vasque en terre provenant d’un site archéologique romain, il en sortit son parapluie et éteignit la lumière de son bureau.
Traversant son magasin, il se dirigea vers le boîtier électrique qui ordonnait la fermeture du rideau de fer et enclencha la lente descente de ce dernier. Bientôt l’obscurité envahit la petite boutique et l’antiquaire sortit. Il ferma la porte à double tour et ouvrit son parapluie.
L’orage s’atténuait lentement. La pluie devenait moins violente et les éclairs et le tonnerre s’espaçaient de plus en plus, signe que l’orage s’éloignait.
L’antiquaire accéléra le pas et traversa la route pour se retrouver en face de la caserne des pompiers. Il s’engouffra alors dans la petite ruelle où se trouvait sa voiture, une splendide B.M.W modèle Z4 acquise récemment, et qui dormait bien à l’abris dans son garage.
Sortant de sa poche le porte-clés avec le petit boîtier actionnant l’ouverture de la porte, il regarda lentement son bolide revenir à la lumière déclinante du soir. Une autre pression sur la clé de contact et les portes se déverrouillèrent. L’antiquaire prit place à bord, replia son parapluie, le jeta sur la banquette arrière et s’installa confortablement au volant. Il sélectionna un CD et alluma son autoradio. Les violons attaquèrent l’entame de la chevauchée des Walkyries au moment ou le vrombissement du moteur s’accorda à l’unisson du mouvement de l’oeuvre de Wagner…

Le magasin était en vue. Titubant plus qu’il ne marchait, l’homme commençait petit à petit à retrouver ses esprits. Plus lucide, il le sentait, il trouvait son pas plus assuré. Sa blessure ne le faisait presque plus souffrir, mais la fatigue continuait de rendre sa tête lourde et pesante. Il passa machinalement sa main sur son bras blessé; il ne sentait plus l’entaille et le sang avait cessé de couler. Quelques gouttes cependant perlaient à l’extrémité de ses doigts, après avoir glissé le long de son avant-bras ballant.
Mais il n’osait écarter les pans de son manteau pour regarder la blessure qui le tiraillait de plus belle. Le sang coulait encore en un mince filet, et il pouvait sentir ses organes palpiter sous sa main…
Encore un dernier effort, se motiva-t-il.
Plus que quelques mètres et il serait à l’abri, chez son vieil ami. Encore une poignée de secondes et il aurait retrouvé toutes ses facultés. Mais cette tête...s’il pouvait s’en débarrasser, c’en serait fini à tout jamais de ces souffrances, de ces migraines...c’en serait fini de tout...à tout jamais.
La porte du magasin se dressait devant lui alors que la pluie tombait à nouveau de façon torrentielle. Il chercha à attraper la poignée, elle lui glissa entre les doigts. Une seconde tentative se solda par une victoire. Hélas, elle ne se baissait pas. De toute évidence le magasin était fermé.
Trop tard.
Il était arrivé trop tard.
Oh, comme il aurait voulu s’effondrer là, devant cette porte close, barrière infranchissable le coupant du soutien de son ami antiquaire, et se laisser aller à sa souffrance, en oubliant le monde qui l’entoure...peut-être n’était-il parti que depuis quelques instants ?
Lentement l’homme se redressa et lança un vaste regard circulaire autour de lui. A la recherche d’un visage connu, celui de l’antiquaire, il scruta au travers des trombes d’eau, se maudissant de ces nombreux accès de faiblesses qui l’avaient retardés. Mais cet effort de concentration raviva ses douleurs de tête et il recommença à tituber
A la recherche de son équilibre, il se mit à déambuler tel un ivrogne.
Il ne se rendait pas compte que lentement il se dirigeait vers le bord du trottoir…

Apres avoir jeté un regard à gauche et à droite, l’antiquaire passa la première et s’engagea dans l’axe principal qui longeait le quai Finkwiller. La pluie redoublant de violence l’obligeait à faire fonctionner ses essuie-glaces à vitesse rapide, et sa visibilité était moindre. Les phares allumés ne l’aidaient guère à distinguer les bordures de trottoirs.
Et soudain, cette sensation qui s’empara de lui...
Comme une nausée, mais plus subtile, presque non localisable, comme si cette douleur fuyait toute perception précise de tout son corps. Cette douleur ne lui était pas étrangère: il la connaissait.
Trop bien, même. Et il savait à quoi elle s’apparentait…

L’homme sur le bord de la chaussée tituba, glissa sur une plaque d’égout et chuta lourdement sur le sol.
Tout se passa très vite. La silhouette se dessina perceptiblement au moment où elle heurta le capot de la B.M.W, forçant l’antiquaire à freiner brusquement.
La voiture fit quelques mètres en aquaplaning avant que les roues avant ne heurtent à leur tour le bord du trottoir. L’antiquaire remercia le ciel de n’avoir pas eu trop de vitesse au moment de l’impact avec le passant, et aussitôt il prit conscience de ce qui venait de se produire.
Un homme, visiblement ivre, venait de se jeter contre son pare-chocs, volontairement ou non.
Il était passé par-dessus la capote et était retombé sur la chaussé.
Allumant ses signaux de détresse, l’antiquaire sortit de sa voiture, faisant fi du déluge qui continuait de s’abattre sur ses épaules et courut vers l’homme qu’il venait de renverser.
Il ne fit pas attention au fait que la douleur à laquelle il venait d’être sujet l’avait quitté au moment de l’accident.
Arrivé à la hauteur du corps allongé en travers de la chaussée, il s’agenouilla et posa son oreille contre sa poitrine trempée. Dieu merci, il perçut les battements d’un coeur apparemment fatigué au son irrégulier qu’il parvenait à saisir. Il se redressa et examina le corps.
Le ventre était maculé de sang.
De la manche gauche de la veste un filet de sang séché ; sans doute une coupure provoquée par le choc avec la voiture. Le manteau, une veste de l’armée de terre sans doute achetée dans un surplus ou récupérée à l’armée du Salut était remontée sur le visage de l’homme.
Celui-ci émit un faible soupir. Et l’antiquaire souleva la capuche molletonnée afin de dégager le visage de sa victime.
Il le reconnut aussitôt.
- Cornélius…
Le grand blond ouvrit péniblement un œil, l’autre refusant toujours de lui livrer quelque image que ce soit. Il dévisagea celui qui s’était porté à son secours. Après quelques instants il sourit difficilement et reconnut à son tour celui qui le prenait maintenant dans ses bras pour essayer de le redresser afin qu’il s’asseye.
- Cu...Cuchùlainn...
- Ne dis rien, s’empressa de lui recommander l’antiquaire. Je ne t’avais pas vu sur le trottoir. Excuse-moi de t’avoir ainsi heurté. Je suis désolé...
- Mon ami...
- Tu vas mieux ? Tu peux te lever ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Et ce sang, c’est quoi ? C’est le tiens ?
Cornélius esquissa un nouveau sourire qui se déforma en un rictus de douleur:
- Je dois avoir quelques côtes de fracturées, mais dans quelques secondes il n’y paraîtra plus.
Soulagé par cette nouvelle, l’antiquaire fronça cependant les sourcils:
- Tu a presque été éventré de part en part ; ça n’a rien à voir avec quelques côtes cassées ! Dis-moi, que faisais-tu à danser ainsi au bord de la route ? On aurait dit que tu étais ivre.
L’évocation des circonstances de son accident revint en mémoire de Cornélius et celui-ci s’assombrit.
- Cuchùlainn, dit-il en prenant le bras de son ami; j’ai...j’ai besoin de dormir un peu...ensuite je te raconterai...je te dirai tout.
L'antiquaire aida Cornélius à se relever et il le soutint jusqu’à sa voiture. Il ouvrit la portière, prit son manteau et installa son ami avant de le couvrir avec le vêtement sec. Puis il fit le tour de la B.M.W en examinant au passage le pare-chocs.
Intact.
La qualité de cette voiture ne cesserait jamais de le surprendre!
Il prit place au volant et tourna la clé de contact, faisant démarrer le moteur. La musique continuant de jaillir des haut-parleurs, il la coupa avant de se tourner vers son passager. Celui-ci venait de s’endormir. Son visage semblait apaisé, comme si ce repos avait été attendu depuis des lustres.
Depuis combien de temps errait-il ainsi à la recherche d’un soutien salutaire? Cuchùlainn ne put s’empêcher de se poser la question.
- Cornélius...bon Dieu, que t’es-t-il arrivé, mon ami?
La voiture s’élança sur le quai Finkwiller sous une pluie qui s’adoucit à nouveau, comme si elle cherchait à présent à atténuer les souffrances de celui qu’elle n’avait cessé de martyriser durant son long périple.
Les nuages se déchirèrent et un rayon de soleil vint frapper l’endroit où quelques instants auparavant il avait ramassé le corps de Cornélius…


Il régnait une sorte d’euphorie générale dans tout le château, en ce treizième jour du mois d’avril de l’an 981.
Lorsque les premiers rayons du soleil avaient réchauffé la pierre froide du logis du Roi Artemus Reitter, réveillant ainsi une grande partie du château,tout le monde s’était activé plus qu’à l’accoutumée.
Déjà dans les cuisines s’affairaient cuisiniers et gaveurs, les femmes plumaient les derniers poulets tandis que le gibier farci attendait patiemment d’être embroché pour le festin. Chapons et volailles allaient bientôt embaumer les cuisines. Les corbeilles regorgeaient de légumes frais et de toutes sortes d'épices et d'aromates. Les premières miches de pain sortirent des fours et leur odeur chatouillait déjà les narines des mitrons qui les couvrirent de torchons afin de préserver leur croustillant et leur moelleux. Il ne fallait surtout pas que le repas ait le moindre défaut aujourd'hui, plus encore que les autres jours de cérémonie.
Car c’est jour de fête au château.
Ce matin est celui du dixième anniversaire du jeune fils du roi Artémus, le bouillant Cornélius.

Si les premiers levés ce matin furent les gens de service ainsi que la nourrice de l’enfant, cette bonne Greta Witz, il en fut de même pour le futur héritier de la couronne de Fehmarn ainsi que son ami Galen, fils d’un des barons inféodés à son père.
Ce matin-là, des cris raisonnèrent sous la voûte de la grande salle du conseil:
- De grâce, mon enfant! Il faut vous préparer pour la messe célébrée en l’honneur de votre anniversaire! Nous ne serons jamais apprêtés à temps si vous refusez de rester en place !
Quelques instants plus tard s’ouvrit la lourde porte donnant sur les deux garnements quittant la salle du conseil, suivi de loin par le précepteur attitré du jeune Cornélius, le bedonnant Hans Leibl. L’homme d’un certain âge déjà accompagnait trois servantes armées de fil d’aiguilles, de morceaux de laine et de peau destinés à parachever l’habit de cérémonie du jeune prince. Las d’épuiser ses trop rares forces dans une course qu’il savait perdue d’avance, il s’arrêta et de sa voix de stentor, somma une nouvelle fois les deux enfants de revenir près de lui:
- Messire Cornélius, je vous ordonne de m’obéir immédiatement! Revenez ici afin que ces dames puissent achever la confection de votre tunique!
Une voix criarde répondit à ses supplications:
- Sa Seigneurie n’est pas intéressée!
C’était Galen, de deux ans plus âgé que son inséparable compagnon de jeu. Le visage parsemé de taches de rousseur depuis sa plus tendre enfance, ce jeune freluquet à la tignasse aussi rousse que le pelage d’un renard et au verbe facile lança un sourire narquois à l’encontre du précepteur.
- Messire Galen! J’aviserai votre père de votre conduite insultante, et il prendra les sanctions nécessaires, croyez-moi!
Mais déjà les deux enfants étaient loin, se faufilant entre les gardes arpentant les sombres couloirs du logis, se dirigeant vers la porte donnant sur le chemin de ronde. Là, la lumière leur sauta au visage, et les doux rayons d’un soleil encore pâle pour la saison leur chatouillèrent les narines.
- Tu as entendu ce qu’il a dit? Demanda Cornélius tout en courant derrière son ami. Tu vas encore te prendre une bastonnade de la part de ton père!
- Tu parles! Il va me frictionner les oreilles et m’interdire de te voir, comme d’habitude, et au bout de trois jours je serai à nouveau dehors!
Un grand éclat de rire accueillit cet épilogue triomphal, et les deux enfants descendirent par l’escalier en colimaçon d’une des tourelles des remparts pour se retrouver dans la basse-cour.
- Regarde! Toute cette foule...
Ils s’étaient retrouvés dans la plus grande des trois cours du château, celle qui donnait directement sur l’extérieur.
Depuis le lever du soleil, les portes avaient été ouvertes et bon accueil avait été fait à tous ceux qui étaient désireux d’entrer au château pour les fêtes données en l’honneur de l’anniversaire du jeune Cornélius.
Tous, vilains ou seigneurs, baillis, prévôts ou moines, se rassemblaient dans cette cour où des tentes avaient été dressées pour parfaire à l’accueil de ceux qui avaient voyagé plus de cinq jours durant. Des provisions furent distribuées et de partout la joie et l’allégresse prédominaient dans les coeurs et les esprits. Ce jour devait demeurer comme le plus beau jour de l’an et le Roi avait tout mis en oeuvre pour qu’il en soit ainsi.
Au pied des remparts, les charpentiers et autres volontaires achevaient de monter les tables pour les banquets, ainsi que l’estrade destinée à recevoir le trône du souverain.
Cornélius entraînait Galen entre les chevaux et les palefreniers, de jeunes écuyers dévoués à leurs Seigneurs leur lançaient des regards envieux. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à l’étalage d’un fermier dont les caisses regorgeaient de fruits et de légumes aussi frais qu’appétissants.
- Regarde comme ils sont beaux et gros, souffla Cornélius Si d’aventure l’envie m’en prenait, je crois bien que je lui en chiperai un ou deux. As-tu vu la taille de ses pommes?
- Pourquoi ne le fais-tu pas?
Cornélius ouvrit de grands yeux:
- Pourquoi voler ce que je peux obtenir en le demandant ? Ne suis-je pas le fils du Roi ? C'est stupide, ce que tu dis.
-Ça n’empêche pas de faire de toi un voleur, reprit Galen en le désignant du doigt. Personne n’est à l’abri de ce genre de tentation. Pas même toi, petit Saint !
- Quoi? Attend un peu !
Partant dans un nouvel éclat de rire, Cornélius ramassa un bâton et donna la chasse à son ami qui déjà criait à qui voulait bien l’entendre que le futur souverain de Fehmarn était un vulgaire voleur de poule.
- Tu vas voir! Criait à son tour Cornélius, blessé dans son orgueil de s’entendre ainsi calomnié par un simple fils de Baron.
Mais soudain il s’arrêta. Quelque chose avait attiré son attention et transformé sa mine joviale en un air grave et préoccupé. Ayant remarqué que son ami venait tout à coup de se désintéresser de leur nouveau jeu, Galen revint sur ses pas.
Observant la mine sérieuse de Cornélius, il interrogea ce dernier:
- Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu as vu quelque chose, dis-moi ?
Cornélius leva l’index en direction d’un des étalages des marchands ambulants venus faire étape au château en ce jour de fête. Une certaine agitation non coutumière régnait devant la petite tente.
La direction indiquée par Cornélius montrait un vendeur de charcuterie occupé à malmener un enfant qui ne devait guère être plus âgé que Galen ou lui. Cornélius perçut des éclats de voix avant d’être masqué par l’attroupement formé par les autre curieux ayant eu vent de la scène. Les enfants s’approchèrent et tentèrent de se frayer un chemin jusqu’au devant de l'étal, tandis que les éclats de voix se faisaient de plus en plus forts:
- Ah! On peut dire que je t’ai pris la main dans le sac, espèce de sale petit voleur ! Tu croyais peut-être t’en tirer en me chapardant ce saucisson ? Tu vas voir quel sort je réserve aux canailles de ton genre, petite crevure!
Déjà l’homme, une force de la nature qui suait dans sa pèlerine, s’était saisi du poignet de l’enfant, lui arrachant un cri sous la pression de la grosse main calleuse. Dans la foule, des voix s’élevèrent:
- Vas-y, montre-lui, Günther!
- Règle-lui son compte à ce morveux!
- Applique le châtiment qu’il mérite! Pas de voleurs à Fehmarn !
L’enfant, un gamin vêtu d’une tunique trop grande pour lui et maintenue à la taille par une ceinture de cuir grossière, les pieds chaussés de muletières en peau fatiguées et usées, suppliait en gémissant.
- C'est parce que le Prévôt nous affame ! On a faim !
Ses gémissements se perdirent dans la foule. Tous l'avaient cependant entendu se justifier de son geste.
Mais Le nommé Günther le traînait derrière lui, jusqu’à un billot de bois sur lequel un maréchal - ferrant travaillait les fers du cheval d'un noble. Il renversa d’un geste ample les morceaux de fer et saisit un tisonr dans l’âtre de braise qui se trouvait à côté. Il plaça la main de l’enfant qui cette fois pleurait et hurlait sur le billot et montra à tous le tison, déchaînant des cris d’encouragement et de liesse.
- Pas de pitié pour les vermines dans son genre!
- Vas-y, Günther!
Le charcutier allait s’improviser bourreau; il fixa l’enfant en souriant, un sourire sadique et chargé de haine:
- Ca t’apprendra à chaparder, vaurien! On va voir comment tu t’en sortiras, aveugle et manchot!
Il leva le tison, les hurlements de l’enfant couverts par les clameurs de la foule quand une toute petite voix s’éleva plus haut que le bras du marchand:
- arrête !
Les cris cessèrent, la foule se tourna, subjuguée par le spectacle qui s’offrait à elle. Seuls les hoquets du petit voleur étaient encore perceptibles. Il tourna son visage et ses yeux virent deux enfants de son âge fendre la foule et venir se dresser devant son bourreau.
- Arrête, espèce de brute! Il a rien fait de mal !
Le plus grand des deux par la taille, serrait le bras de celui qui venait de parler:
- Cornélius, laisse...
Intimidé par les regard moqueurs de la foule il avait perdu de sa belle assurance. Mais son compagnon demeurait droit comme la justice.
- Laisse-le partir, et ne t’avise pas de le toucher!
- Ah!Ah!Ah! Non mais regardez ce qui nous arrive là, vous autre, railla le géant une fois l’effet de surprise estompé. Un autre jeune freluquet! Quoi, tu veux tâter du fer, toi aussi?
La foule fut reprise par sa frénésie et à nouveau elle se mit à encourager celui qui allait lui donner du spectacle. Le marchand vint se placer devant Cornélius qui le toisait. Derrière lui, Galen jouait des castagnettes avec ses mollets.
- Oh, mais voyez ce regard! Si c’étaient là des couteaux, je ne serais plus de ce monde! Se mit-il à railler, feignant le désespoir et la crainte.
- Je te dis de le laisser partir, espèce de grosse brute!
Galen serra un peu plus le bras de Cornélius.
- Je t’en supplie, partons avant de prendre un mauvais coup, murmura-t-il à son oreille. Je préfère cent fois une rossée de mon père que de rester ici!
Le marchand ambulant s’approcha des deux enfants et de sa masse imposante les couvrit d’une ombre malfaisante.
- Tu cherches sans doute à prendre sa place, hm? Et cesse de me regarder de cette façon, je n’aime pas ça!
Il accompagna ces derniers mots d’un geste de la main qui trouva la joue de Cornélius qui tomba à la renverse, entraînant dans sa chute le pauvre Galen qui tremblait de peur.
- On fait moins le malin, maintenant , hein?
L'enfant se releva et essuya le mince filet de sang qui coulait le long des commissures de ses lèvres:
- Lâche ! Tu en prends à ton aise avec les plus petits que toi. Mais oserais-tu recommencer sans encourir ma vengeance ?
Le marchand éclata de rire, imité par la foule:
- Mais c'est qu'il en redemande, le vermisseau ! Eh bien attrape ça !
Une nouvelle gifle vint s'écraser contre la joue de Cornélius qui ne quitta pas le charcutier du regard.
Soudain un cri retentit de la foule:
- Messire Cornélius! Oh Dieu tout-puissant!
C’était le précepteur qui accourait sur les lieux du drame. Le nom de l’enfant fut reprit par les murmures et la nouvelle de l’identité du gamin se répandit comme une traînée de poudre. Les visages devinrent blêmes et certains mirent un genou à terre. Décontenancé et assommé par la nouvelle qu’il venait d’apprendre, le charcutier pâlit et de grosses gouttes de sueur se mirent à perler sur son front et le long de son cou. Il fixait l’enfant qui se relevait, un mince filet de sang aux commissures des lèvres:
- Pardonnez-moi, Messire...j’ignorais...finit-il par bégayer avant de tomber à genou, tremblant de tous ses membres. Je ne savais pas...
Cornélius se releva et lança un regard qui aurait foudroyé le géant sur place. Mais un sourire narquois se dessina sur son visage et il plongea sa main dans la besace de cuir pendue à sa ceinture. Il en extirpa trois pièces d’argent qu’il jeta devant le géant déconfit:
- Ca devrait payer ce qu’il t’a volé. Estime-toi heureux de t’en tirer à si bon compte! Un jour comme celui-ci t’aurait vu pendu haut et court au gibet d’une potence, en d’autres circonstances...
Le charcutier bégaya des remerciements noyés dans ses sanglots.
- Quant à ta corvée, je veux que tu te renseignes auprès de tous ici pour me donner le nom du Prévôt qui affame ses paysans, et que ce nom soit prononcé devant mon père.
Un silence pesant s’était installé. Soudain une femme cria dans la foule:
- Longue vie à Cornélius.
- Longue vie à Cornélius!!! Reprit la foule d’une clameur unanime.
Une scène de liesse succéda à ce qui aurait pu être une boucherie et lentement la foule de dispersait en vantant déjà l’exploit du jeune souverain. Galen s’approcha de son ami et le félicita.
- Viens, occupons-nous du voleur, lui répondit Cornélius pour couper court à toute effusion de sa part.
L’enfant était assis par terre, tremblant, encore effrayé par le géant. Cornélius s’agenouilla à son côté et lui tendit le saucisson, cause du litige qui faillit entraîner sa mutilation.
- Tiens, il est à toi...
Plus vif qu’un serpent, le petit voleur se remit sur ses pieds, saisit le saucisson et disparut dans la foule sans même se retourner. Galen, qui s’était lui aussi laissé surprendre par la fulgurance de la réaction, s’indigna avec retardement:
- Et voilà ? Pas même un mot de gratitude! Tu lui as pourtant sauvé la vie!
- Laisse tomber, Galen...viens plutôt avec moi terminer cette tunique pour la cérémonie de tout à l’heure...cette histoire m’a quelque peu donné envie de rentrer.
Les deux enfants rebroussèrent chemin jusqu’à la tourelle d’où ils étaient descendus, s'apprêtant à refaire le chemin inverse plus calmement, cette fois-ci.
Mais alors qu’ils entraient dans la tour, ils sursautèrent, effrayés par une silhouette qui se tenait dans le fond, à demi cachée dans l’obscurité. Galen reconnut l’enfant à qui Cornélius venait de sauver la vie.
- Ah! Quand même tu es venus remercier celui à qui tu dois la vie !
Mais en guise de réponse, l’enfant se tourna vers la silhouette cachée dans l’ombre.
- C’est celui-là, fit-il en désignant Cornélius du doigt. C’est lui qui m’a sauvé…
Alors la mystérieuse silhouette sortit de l’ombre et Galen resta pétrifié. Habillée d’une robe de bure comme en portaient certains moines, une femme aux longs cheveux blonds et au regard doux comme celui d’une mère pour son enfant s’avança vers Cornélius.
Paradoxalement son visage était empreint d’une dureté qui contrastait avec la chaleur de son regard.
Galen était incapable de décrire la sensation qui s’était soudain emparée de son corps, avec ses mots d’enfant.
Cornélius ne pouvait détacher son regard des yeux de la femme. Il la trouva belle, très belle et s’il avait su ce qu’était l’amour, il en aurait éprouvé les premiers transports pour elle jusqu’à en mourir. Le son de sa voix lorsqu’elle lui parla lui parvint tout d’abord comme s’il s’agissait d’une voix divine. Puis il se ressaisit et fixa à nouveau la jeune femme. Elle devait avoir l’âge qu’avait sa mère quand son père l’avait rencontré.
- Alors c’est toi, Cornélius Reitter...
Il ne répondit pas. Il remarqua que la femme portait un collant sous sa bure trop courte, qu’elle était chaussée de botte en peau de mouton, et qu’elle portait encore sur ses épaule une sorte de tunique sans manches qui lui arrivait au bassin, serrée à la taille par un cordon en peau où pendaient une bourse et un poignard.
- Tu es bien le fils du Roi de cette île, je ne me trompe pas ?
Cornélius parvint à bredouiller un semblant de réponse affirmative.
- Oui...c’est mon nom...
- Je te remercie d’avoir sauvé la vie d’un de mes Louveteaux, reprit la femme. D’autant que tu n’étais pas obligé de le faire.
La scène de la torture de l’enfant qui se tenait à la droite de la mystérieuse inconnue lui revint en mémoire, et sa colère lui inspira les mots qu’il prononça:
- S’il l’a volé, c’est qu’il avait faim. Sans argent, il serait mort de faim. Moi, j’ai tout ce que je veux, sans le payer.
- Je sais, lui répondit la femme en lui souriant, un sourire lumineux qui acheva de le conquérir. Je me nomme Esméralda, et je suis une voleuse. Cet enfant fait parti de ma petite tribu. Nous ne nous reverrons sans doute jamais; aussi tenais-je à te prouver ma gratitude en te remerciant pour la noblesse de ton geste.
Elle arracha la lanière qui maintenait son poignard et le lui remit.
- Je possède ce poignard depuis mon dixième anniversaire. Tiens, c’est mon cadeau. Bon anniversaire...
Elle le lui déposa entre les mains et déposa un baiser sur son front. Puis elle tourna les talons et sortit de la tour, accompagnée par celui qu’elle avait appelé son Louveteau.
- Quand tu retrouveras ton père, parle-lui de cet incident, qu'il prenne les mesures qui s'imposent !
Elle se retourna une dernière fois et son regard croisa celui de l’enfant.
Si elle avait été plus près, elle aurait pu y déceler cette flamme qui danse encore dans tous les yeux des hommes; la flamme d’un amour éternel qui vient juste d’éclore au grand jour, et qui désormais guiderait ses pas chaque jour de sa vie…

1 commentaire:

luc a dit…

cher ami...
laisse-moi te présenter Vargas, à présent...