21 décembre 2005

CORNELIUS à la Tour d'Argent
chapitre III

Cornélius sentit la douce chaleur de l’âtre envahir progressivement la pièce dans laquelle il se trouvait. En fait, il se rendit très vite compte que cette sensation s’appliquait uniquement à son corps qui absorbait petit à petit cette chaleur, comme si ses os s’étaient gonflés avec l’humidité et que tout à coup ils se mettaient à évacuer une vapeur apaisante, comme dans un hammam.
Il devinait que la chair de poule dont il avait été la proie jusqu’ici commençait elle aussi à disparaître et que doucement les forces regagnaient chacun de ses muscles.
Il tenta d’ouvrir les yeux, mais une douleur lui vrilla le côté gauche. En grimaçant, il persista cependant et sa paupière droite cilla.
Un instant aveuglé par la lumière, il laissa son œil s’habituer et entreprit de découvrir la chambre où il se reposait: c’était une vaste pièce rectangulaire, décorée dans un style Vénitien du début de la Renaissance Italienne. Le lit où il se trouvait allongé était flanqué de quatre colonnes torsadées et ornées de dorures, et chacun des baldaquins était recouvert d’une frise montante, comme sur la célèbre colonne de Trajan, à Rome. Mais les représentations n’évoquaient ni guerre ni bataille comme sur le célèbre monument; il s’agissait de petites scènes de la vie quotidienne des nobles Vénitiens du seizième siècle.
Cornélius détourna son regard de la colonne pour examiner son couchage: ses propres draps, non plus ceux de la colonne étaient en soie finement brodée que recouvrait une immense peau dont la tannerie laissait facilement deviner sa valeur.
La cheminée où crépitait le feu, une flambée de bois de chêne, était en grès, comme la plupart des chapiteaux qui ornaient les frontons des colonnes de pierre à moitié encastrées dans les murs de la pièce. Le plafond était assez bas, ce qui donnait à la chambre un aspect feutré et intime. Sur un fauteuil aussi richement paré que l’ensemble du mobilier, son hôte y avait déposé un peignoir, ainsi que ses vêtements.
A première vue ils avaient été lavés et repassés. Cela ressemblait assez au style de celui qui à son avis l’hébergeait.
Cornélius se redressa sur son séant et s’étira pour sortir de sa torpeur. Il jeta un coup d’oeil sur son bras et constata sans aucun étonnement excessif qu’il ne restait aucune trace de sa blessure. Pas même une cicatrice.
Il laissa glisser ses deux mains vers son abdomen. Le contact d’un pansement le renseigna sur l’étendue de sa blessure. Il osa appuyer sur la plaie, et constata qu’elle le faisait encore légèrement souffrir. Mais l’essentiel était refermé à présent, et Cornélius savait que ce n’était plus qu’une question d’heure avant sa guérison complète.
Mais son œil gauche refusait toujours de s’ouvrir…
Il se passa la main sur le visage, et ses doigts épousèrent la forme d’une balafre qui lui descendait jusque sur la pommette.
Il comprit alors que son œil était perdu.
En se remémorant les circonstances de sa disparition, un bref frisson le parcouru des épaules aux orteils.
Il se demanda alors depuis combien de temps il se trouvait dans cette pièce, et surtout dans quelle demeure pouvait se trouver cette pièce. Malgré une vague idée de l’identité de son sauveur, ses souvenirs demeuraient encore dans le flou.
Cependant, il discernait le visage de son vieil ami Cuchùlainn ainsi qu’une voiture... Il avait eu un accident en cherchant à joindre l’antiquaire, et il en déduisit que suite à cette rencontre il devait en ce moment se trouver sous son toit.
Il était donc parvenu à atteindre son but, pas de la façon qu’il avait imaginée, certes, mais le résultait était le même, finalement !
Cette idée le réconforta, et l’envie de prolonger cet instant de repos lui traversa l’esprit. Mais il décida néanmoins de se lever et de partir à la rencontre de son ami pour le saluer et le remercier.
Car maintenant il en était persuadé, c’est bien lui qui l’hébergeait en ce moment.
Il sauta donc hors du lit et entreprit de s’habiller avant de quitter la chambre…

Les deux épées s’entrechoquèrent violemment.
Bien en appui sur sa jambe en retrait, la jeune femme protégée par une épaulette de cuir, para successivement trois assauts hauts suivis d’un enchaînement jambe-buste-jambe avant de passer à son tour à l’offensive. Le boken fermement maintenu dans sa main droite, elle entama une série de coups portés de face, que son adversaire para ou esquiva selon la violence ou la précision des attaques. Lui portait en guise de protection un bustier de cuir et un brassard marqué d’une croix rouge. Visiblement c’était cette croix que la jeune femme cherchait à atteindre. Aussi prenait-il garde de ne pas trop l’exposer à son regard, évitant soigneusement de lui présenter son épaule, toujours susceptible de se faire toucher. Mais pour le moment il dominait légèrement leur engagement.
Un ultime assaut de la part de la jeune femme et ce fut à son tour de monter au créneau.
Au moment où il arma son bras pour porter sa série d’enchaînement, son adversaire leva le bras et lui demanda de freiner son assaut:
- Attend …
Un sourire de triomphe apparut sur le visage du jeune homme:
- Quoi? Tu abandonnes déjà ?
La jeune femme fit semblant d’ignorer la remarque désagréable de son partenaire et d’un signe de tête, désigna la porte de la petite salle d’arme dans laquelle ils s’entraînaient:
- Cornélius est réveillé.
Il baissa son boken et tourna la tête en direction de la porte en chêne. Il se concentra et sentit à son tour la présence du visiteur.
- Tu as raison…C'est étrange, je ne l'avais pas senti tout de suite.
- C'est normal, lui répondit-elle en se débarrassant de sa protection. Tu es plus puissant que moi, et je suis plus sensible au danger. De plus, je suis habituée à me méfier de tout et de tout le monde. De plus, maintenant que je ne suis plus protégée par le sortilège d’ Avalon…
- Je préfère le terme: plus réceptive. Le danger est le même pour tous. Pour toi comme pour moi…

Derrière la porte, dans le couloir éclairé par des boudoirs au bout desquels les ampoules aux verres torsadés avaient remplacé les bougies, Cornélius sentit lui aussi la présence des deux personnes dans la salle d'arme. Il s'avança jusqu'à la porte et en saisit l'anneau qu'il fit pivoter d'un quart de tour vers la gauche. Lentement, il poussa la porte et glissa un regard dans l'entrebâillement.
Brusquement la porte s'ouvrit, ce qui provoqua chez lui un sursaut.
La porte s’effaça sur une jeune femme aux cheveux bruns bouclés et aux yeux bleus qui lui souriait :
- Bienvenue, Cornélius !
Remis de sa surprise, Cornélius rendit son sourire à la jeune femme vers qui il s'avança:
- Contente de te revoir.
- Moi aussi je suis heureux de te savoir en vie, lança l'homme en étreignant le nouveau venu. Tu nous as manqué, mon ami !
- Cuchùlainn...
Il étreignit à son tour son ami antiquaire.
Ils ne s’étaient pas vus depuis un an, et la joie qu’ils éprouvaient à se retrouver ainsi était plus forte que tous les mots. Il y avait dans leur effusion un mélange de respect et de solennité.
Morrigann détacha ses cheveux rassemblés en chignon et les laissa tomber sur ses épaules.
- Quand il t'a ramené l'autre jour, tu étais en piteux état, dit-elle en prenant une serviette éponge qu'elle se passa dans le cou. Ca va faire plus d’un an que nous étions sans nouvelles de toi ; depuis le mont Sainte-Odile.
Cuchùlainn rangea les deux boken sur une table et dégrafa son bustier. Il dévisagea son ami. Il n'avait pas vieilli, et seuls les cernes sous ses yeux trahissaient une angoisse dont il ne savait encore rien.
- C'est vrai que je me suis fait du souci pour toi, ami. La dernière fois que nous nous sommes vus, tu te préparais à rejoindre la Légion étrangère...que t'est-il arrivé depuis, raconte-moi?
Cornélius s'assit sur un des tabourets de bois qui meublaient la salle et prit une profonde inspiration:
- Il s'est passé beaucoup de choses, durant cette année...en fait, je venais te voir parce que j'ai besoin de toi, de vous...
Tout en disant cela, son regard se porta sur une vitrine dans laquelle étaient exposées une douzaine d'épées allant de la Bâtarde à la Rapière. La superbe collection que son ami avait conservée à son départ resplendissait derrière les façades de verre. Il s'arrêta devant la plus belle pièce de sa collection : une dague incrustée de pierres précieuses et tout à coup un flot de souvenirs remonta à la surface de son subconscient...comme si c’était hier...


- Quelle est donc cette salle, Hugues? Jamais je ne l'ai visitée par le passé, je crois même que j’en ignorais jusqu’à l’existence. Sommes-nous bien toujours en ton château?
- Assieds-toi dans ce fauteuil et écoute-moi attentivement.
Le Duc de Champagne arborait un air grave et sérieux, mais aucune nervosité ne semblait l'animer. Au contraire, il paraissait détendu mais cependant sans liesse apparente.
- Cornélius, le moment est venu pour toi d'apprendre un secret dont l'origine se perd dans la nuit des Temps. Pour toi, je suis Hugues de Payens, mais je ne suis pas que lui. Mon vrai nom est Cuchùlainn Mac Datho; je suis né il y a plus de trois mille cent cinquante ans dans la ville de Hallstatt, et je suis Immortel...
Cornélius considéra son hôte avec un mélange d’incrédulité et de scepticisme :
- Que me chantes-tu là comme fable, ami ? Le vin t’est-il monté à la tête ?
- Assis-toi et écoute-moi !
Cornélius s’exécuta et Hugues reprit :
- Il y a bien des années j’ai vécu le même phénomène que toi : laissé pour mort, j’ai survécu, et malgré mes blessures et un corps sans vie, le souffle m’est revenu et je me suis réveillé pour ne plus jamais mourir. Ce qui t’est arrivé ce matin lors de la chasse porte un nom : un Immortel t’a tué et par ce geste révélé ta vraie nature. Tu as ressenti une sorte d’oppression en te réveillant. Il s’agit de l’Accélération : quand ton corps ressent la présence d’un autre Immortel il émet une sorte de signal, qui te met en garde contre un éventuel danger.
Cornélius glissa négligemment une main à l’endroit où la femme avait planté son poignard, et frissonna :
- Ainsi je suis immortel…
- Ne te réjouis pas trop vite, car cette condition, bien qu’extrêmement avantageuse sur bien des points, est aussi contraignante. Tu vas rester avec moi ici, le temps que je t’apprenne tout ce que tu dois savoir pour survivre.
- Celle qui m’a fait ça, cette femme…demanda Cornélius ; la connais-tu ?
- Je ne l’ai jamais vue auparavant, mais je doute qu’elle soit très vieille. Pourquoi cette question ?
- Je l’ai déjà vue par le passé, au château de mon Père…et elle est encore plus belle maintenant qu’au jour de notre première rencontre…
Cuchùlainn dégaina son épée de son fourreau et la déposa devant Cornélius :
- Voici la seule entité féminine dont tu devras désormais tomber amoureux ! Je t’apprendrai à te servir d’elle comme personne en ce monde. Au moment venu tu choisiras celle qui t’accompagnera pour le restant de tes jours. Mais à présent il est temps d’aller dîner. Ce soir, nous reparlerons de tout ça. Tu es à mille lieux d’imaginer dans quoi tu es en train de t’embarquer…

Confortablement installés dans une magnifique bibliothèque, Cuchùlainn et Cornélius dégustaient un verre de cognac accompagné d'un cigare cubain pour le premier, et d'un dominicain pour le second.
Ils sortaient de table et le moment était venu pour eux de discuter.
- Il y a si longtemps que je ne suis pas venu ici...tant d’événements son arrivés depuis mon dernier passage...
Cuchùlainn posa son verre vide sur la table basse, prit la bouteille de cognac et en proposa à son ami. Il cracha une bouffée de son cigare et se renversa dans son fauteuil. Croisant les jambes, il dévisagea son vis-à-vis.
- Bien…
Son ton était devenu sérieux et posé, avec un petit quelque chose de rassurant que Cornélius connaissait bien.
- … Maintenant, reprit-il, raconte-moi ce qui t'est arrivé. Je veux tout savoir.
Le visage du géant s’assombrit:
- Par où commencer…
- Je vais te faciliter la tâche : lorsque tu as rebondi sur mon pare-choc tu étais salement amoché. Connaissant ta force un autre immortel n’a pas pu t’infliger de telles blessures. Donc j’en déduis qu’il t’est arrivé quelque chose…d’autre que ce à quoi nous sommes préparés.
Cornélius hocha la tête :
- Tout ce dont je me souviens, c’est de m’être rendu au Crocodile pour déjeuner… En quittant le restau j’ai remarqué que deux gars avaient l’air de me filer le train, mais j’y ai pas prêté plus d’attention que ça…jusqu’à ce qu’on se retrouve dans cette ruelle… j’ai ressenti une piqûre à la base de la nuque ; le temps que je me retourne ils étaient sur moi…bâillonné et ligoté ; ils m’ont jeté à l’arrière d’une fourgonnette et puis le noir total.
Il se resservit un fond de cognac qu’il avala d’une gorgée avant de reprendre :
- Quand je suis revenu à moi, j’étais attaché à poil sur une chaise, les pieds dans de la flotte, dans une pièce qui ressemblait à une cave. Y avait qu’une ampoule au plafond, et pas de fenêtre. Il faisait humide comme dans un égout. Ca puait la sueur et le sang…ils ont commencé à me torturer, à me poser des questions…
- Qui ça, « ils » ?
- J’en sais rien ; des espagnols ou des mexicains, d’après leur accent…ils n’arrêtaient pas de m’interroger sur Esméralda.
Cuchùlainn fronça les sourcils.
- Esméralda ?
- Elle est partie il y a trois mois maintenant ; elle devait se rendre à la Nouvelle-Orléans retrouver Lebeau pour je ne sais quelle affaire…elle a disparu le lendemain de son départ. Je me suis rendu en Louisiane, j’ai rencontré Lebeau ; apparemment elle n’est jamais arrivée là-bas…
- Pourquoi tes agresseurs s’intéressaient-ils tant à Esméralda ? Que t’ont-ils demandé ?
- A part l’endroit où elle se trouvait, rien…Ils connaissaient l’endroit où je vis, ils l’ont retourné dans tous les sens, et lorsqu’ils sont revenus, ils paraissaient encore plus en colère qu’avant. Je crois qu’ils sont à la recherche de quelque chose. Et je pense que ce quelque chose doit se trouver avec Esméralda.
Cornélius fit une pause dans son récit ; il en profita pour rallumer son cigare et laisser s’échapper des volutes en soupirant.
- Continue, l’encouragea Cuchùlainn.
- ils me faisaient manger une fois par jour… quand je dis manger…pour ça j’avais une main de libre. C’est cette erreur qui leur a coûté la vie le jour où je me suis fait la belle. Mais apparemment ça ne s’est pas fait sans mal…
Cuchùlainn se leva de son fauteuil :
- On a fait ce qu’on pouvait pour sauver ton œil… mais notre condition ne nous permet pas de remplacer un organe arraché. Je suis désolé…
- Ne t’en fais pas pour ça, ami, lui répondit Cornélius en souriant. Par contre, laisse-moi te remercier pour le reste…
- A charge de revanche, ami…maintenant, dis-moi en quoi je peux t’aider ?

*

Elle était là.
Elle s'était endormie tôt en ce début de soirée, malgré la chaleur étouffante et les bruits de la rue qui parvenaient jusque sur son balcon.
Elle avait laissé les portes-fenêtres de sa chambre grande ouverte, comme pour laisser entrer la musique qui la berçait et l'accompagnait jusqu'au pays des rêves. Mais ce soir, Esméralda n'avait pas vraiment besoin de tout ce cérémonial. Elle était épuisée par sa rude journée, et lorsqu'elle était rentré chez elle, elle ne se prit le temps que pour une douche glacée et un repas frugal composé de deux pêches et d'une mangue; puis elle avait annoncé à son demi-frère qu'elle ne serait pas des leurs ce soir pour la traditionnelle partie de poker entre les meilleurs membres du clan. Après quoi elle était montée se coucher.
Elle n'entendait même plus la musique.
Pourtant les orchestres improvisés au coin d'une rue s'en donnaient à coeur joie, et leurs rythmes entraînants la faisaient très vite bouger pour aller communier avec ces Créoles au sang chaud, et véritables dieux de la musique. Les yeux mi-clos, elle se repassait le film de sa journée, oubliant tout le reste autour d'elle. Lentement les images revenaient, défilaient dans sa tête...mais certains détails changeaient...
Le sol était froid. Froid et humide. Et sa tête lui faisait mal, horriblement mal. Elle ne parvenait pas à ouvrir correctement les yeux, mais elle sentait que des gens se penchaient sur elle. Il lui sembla même qu'une main lui caressa le front, puis se fut un linge mouillé, mais d'une eau tiède, pas cette eau de pluie qui l'avait arrosée depuis si longtemps déjà. Il fallait pourtant qu'elle fasse l'effort d'ouvrir ses yeux, malgré la douleur persistante; d'autant qu'elle savait maintenant que cette douleur ne durerait pas plus d'une journée.
Le visage qu'elle vit ne fut pas celui qu'elle avait gardé en mémoire avant de sombrer dans le néant. Ce n'était plus ce blanc au regard injecté de sang et à la barbe pleine de graisse et de vin, le fouet à la main et ses cheveux dans l'autre. Il n'y avait plus non plus ses trois compagnons, puant l'étable et la sueur d'avoir trimé comme des bêtes toute la journée sur les quais et se comportant maintenant comme elles; l'un d'entre eux avait même déjà baissé son pantalon et s'apprêtait à prendre un plaisir égoïste sous les regards avinés de ses compères...mais il devait encore y avoir son sang sur le poignard qui ne la quittait jamais. Ce sang, qui avait été la cause de son malheur. Sans son geste pour préserver sa vertu , sans doute ne l'auraient-ils pas rouée de coups et laissé pour morte au bord de ce chemin, sale esclave qu'elle était...une esclave aux cheveux blonds et au teint hâlé par le soleil du Vieux Sud...
La main qui continuait à lui nettoyer les plaques de sang à moitié coagulé était douce et apaisante. Ce n'était pas une main de femme, car malgré toute sa tendresse elle demeurait calleuse; c'était une main de travailleur.
Elle sentit ensuite qu'on la prenait dans ses bras. Enfin libérée de ce sol humide et glacé, ses vêtements durcis par la boue séchée en certains endroits, elle s'abandonna dans les bras de son sauveur.
A son réveil, ils étaient huit pour l'accueillir à nouveau parmi les vivants. Deux femmes dont une Créole à la peau sombre et au sourire illuminant ce visage d'ébène, trois hommes et trois enfants dont deux filles. Le plus grand des trois hommes tenait dans ses bras la plus petite des trois enfants, une ravissante gamine de quatre ans. A côté de lui, debout les bras croisés, le chef de famille et son fils. Près de ce dernier, on trouvait sa femme et sa sœur. Ils donnaient l'image d'une famille soudée et heureuse, du moins au premier regard...et le temps allait renforcer cette impression.
Esméralda. C'est le nom que lui donna Malik Lebrun, le père de famille, celui qui la considérait comme sa petite soeur venue de nulle part. Enfant perdue, elle venait de trouver une famille, et pas n'importe quelle famille: une famille qui en comprenait dix, y compris la sienne. Un clan soudé et solidaire.
La Guilde des Voleurs.
Tante Mattie lui avait fait cadeau de sa boucle d'oreille, symbole de son appartenance au clan, trois ans après son adoption, et le chef de la Guilde, un dénommé Lièvre Martin eut l'honneur de présider en lieu et place du véritable chef du clan en exil, la cérémonie qui clôtura son épreuve quelques mois plus tard. Esméralda était heureuse, entourée de Claire et de Suzanne Lebrun, qui avaient déjà tellement grandies et qu'on prennaient pour ses soeurs cadettes. Mais leur croissance allait bientôt se stabiliser: elles devenaient d'éternelles jeunes femmes grâce à l'Elixir de Vie qui leur était dispensé tous les sept ans. Cette potion aux origines mystérieuses leur était apportée par une homme tout aussi étrange, que personne n'avait jamais vu auparavant; et le jour où Esméralda prit part pour la première fois à la cérémonie dite de la dîme, elle espéra cerner un petit peu mieux ce visage énigmatique. Mais le Collecteur, c'est ainsi qu'il se faisait appeler, gardait son mystère protégé par un halo magique qui rendirent ses yeux inefficaces au moment où elle chercha à mieux le cerner.
Elle rentrait chez elle, Rue Royale...la porte d'entrée était grande ouverte...en franchissant le pas de la porte, elle vit les corps de Suzanne et de Tante Mattie baignant dans leur sang...un peu plus loin, le corps de Claire se balançait au bout d'une corde accrochée aux barreaux de la rampe d'escalier. Tremblant de peur et d'effroi, elle chercha à fuir cette vision de cauchemar...elle se retourna...derrière elle se tenait l'assassin, une épée à la main...elle le reconnut...
- Esméralda...donne-moi ce que je cherche…
Le son de sa voix la fit hurler...
...et elle se réveilla en nage au milieu de son lit. Ses draps étaient trempés de sueur et elle tremblait de tous ses membres. Des bruits de pas lui parvinrent du couloir. De la lumière filtra de sous la porte et celle-ci s'ouvrit sur Tante Mattie qui se précipita sur l'un des interrupteurs de la chambre de la jeune femme:
- Que se passe-t-il, mon enfant? Lui demanda-t-elle en s’asseyant au bord du lit et en attirant à elle le corps tremblant et frissonnant.
- Ce n'est rien, Tante...juste un cauchemar grotesque.
- Toujours le même, n'est-ce pas?
Esméralda chercha le regard de Tante Mattie. Elle ne pourrait pas lui mentir, même si elle en avait eu l'intention.
- Oui. Il est toujours là, au milieu de vos corps sans vie, son épée à la main...
Mattie ramena le drap sur les épaules nues de la voleuse et lui caressa les épaules en un doux massage qui eut pour effet de la détendre quelque peu:
- C'est un Immortel qui te tourmente?
La jeune femme ne répondit pas.
- Ecoute ; on t’a trouvée il y une semaine errant dans les rues du Vieux Carré. Tu n’as reconnu personne, et la cicatrice que tu portes sur la tempe tente à prouver que tu t’es blessée ; suffisamment pour perdre la mémoire, du moins en partie…nous te soignons du mieux que nous pouvons, mais tu dois faire l’effort de te souvenir.
- Je crois...je ne me souviens pas de grand' chose, en fait...le seul Immortel que je connaisse, me semble-t-il, est Rémy. Quand il m'a piégée sur le toit de l'église, et dit que j'étais Immortelle, ce devait être la première fois que j'en entendais parler.
- Lui est convaincu du contraire...
La phrase qu'avait laissé échapper Mattie fit s'approcher d'elle Esméralda:
- Tu en as discuté avec lui?
- Lièvre et Malik sont très proches de Rémy, depuis la mort de Jean et de Bernard...en fait, Rémy est persuadé que tu connais d'autres Immortels, mais que tu ne t'en souviens pas. C'est sans doute à cause des coups que tu as reçus lorsque les propriétaires de Beauregard t'ont battue à mort.
Esméralda resta un moment interdite.
- Qui est celui qui hante tes nuits?
La voix de Tante Mattie la rappela à la réalité:
- Je l'ignore. Mais je sais qu'il est comme moi. Je le vois à son regard. Je ne sais pas comment t'expliquer ça, mais j'ai l'impression que si je ne me réveillais pas tout le temps au même moment, il ne me ferait pas de mal...parce que son regard est plein d'amour pour moi, ce qui ne cadre pas avec les meurtres dont apparemment il est l'auteur...
- Je comprend...bien, à présent essaye de te rendormir, ma chérie. Nous verrons tout cela demain matin si tu le veux bien.
Et avec les gestes d'une mère aimante, Tante Mattie borda Esméralda qui avait besoin d'une présence rassurante, avant de replonger dans un sommeil qu'elle souhaitait réparateur...


- Elle est envoûtée, Rémy. Tu peux me faire confiance, les sortilèges ça me connaît! Ses rêves sont un mélange de souvenirs et de projections…elle revoit des événements proches du moment où elle a perdu la mémoire. Elle a été battue, peut-être même pire…
Assis sur son trône au sommet duquel une couronne blanche brillait de tout son éclat d'ivoire, Rémy Lebeau avait écouté Tante Mattie lui relater les nuits agitées de l'une de ses protégées.
- Etrange, finit-il par articuler après avoir profondément réfléchi à toute l'histoire. Tu dis que d'après toi Esméralda serait victime d'un enchantement...Vaudou?
- C'est à craindre…
Assis sur le trône orné d'une tête de cheval noire, Lièvre leva légèrement le menton:
- Rémy, tu ne penses quand même pas à Gri-Gri, le sorcier des Sicaires ? Comment voudrais-tu qu'il ait pu approcher Esméralda pour lui jeter un sort ?
- L'approche physique n'est pas le seul moyen, Lièvre, lui répondit Tante Mattie avec un sourire. Je croyais te l'avoir appris...l'essence psychique est tout aussi dangereuse, surtout pour un sorcier comme Gri-Gri.
- Tu es sorcière, toi aussi, Tante, fit remarquer Lebeau. Ne peux-tu rien faire pour contrer ce sortilège, voir l'annuler?
- C'est difficile, Rémy. J'ignore tout de ce maléfice...à dire vrai je me demande s'il s'agit bien d'un enchantement.
- Explique-toi?
- Les réactions de la petite sont plus proches des séquelles post-hypnotiques que d'un sortilège Vaudou. En fait j'en suis venue à me demander si elle n'a pas été hypnotisée par un des vôtres avant d'atterrir à la Nouvelle - Orléans...
Lebeau hocha la tête en signe de négation :
- Je ne vois personne qui possède un tel pouvoir...Modred le Mystique maîtrisait cette science, mais je l'ai tué voilà presque une centaine d'années...et jamais je n'ai eu la moindre manifestation de ce pouvoir en moi. Je ne crois pas qu'il faille chercher dans cette direction. A moins que...
Soudain Lebeau sursauta, comme si l'idée qui venait de lui traverser l'esprit lui avait fait l'effet d'une choc électrique:
- T'a t'elle déjà décrit l'Immortel qu'elle voit dans son rêve?
La question qui surprit quelque peu Tante Mattie, ne lui était jamais venue à l'esprit. Pourtant elle avait son importance.
- Non...non, elle ne m'a jamais parlé de lui en détails...
Lebeau se leva:
- Si jamais il revient la troubler cette nuit encore, pose-lui la question. Une fois que nous aurons cerné le personnage, il nous sera sans doute plus facile d'y mettre un nom...
Lièvre s’approcha de Rémy :
- Tu penses à quelqu’un de précis ? Assassin, Immortel ?
- Oui. Et si il s’agit bien de qui je crois, alors elle est envoûtée et nous aurons du mal à la délivrer de ce sort sans tuer son responsable.
- Eh bien dans ce cas nous le tuerons, conclut Lièvre en se renversant dans son fauteuil. Si un des nôtres est en danger, nous l'en délivrerons.
- Nous ne sommes pas des assassins, lui fit remarquer Mattie.
- Et de plus celui à qui je pense ne rentre pas dans ta catégorie, cousin.
Lièvre comprit alors de quel genre d'adversaire Lebeau parlait…
- Pour l’instant, personne ne doit savoir qu’elle est ici. Cornélius est venu une fois, c’est une fois de trop. Nous devons la cacher tant qu’elle sera en danger. Je compte sur vous pour maintenir le secret.

...les mêmes corps étaient allongés dans une mare de sang...la pauvre Claire était toujours pendue à son escalier, les deux mains ballantes le long du corps...elle se retourna et le vit, toujours son épée ensanglantée à la main...ses yeux reflétaient encore une fois cette pureté de coeur qu'un amoureux laisse entrevoir à celle qu'il aime...il va prononcer son nom...
- Esméralda...
Cette fois-ci il faut tenir, dominer ses nerfs...surtout ne pas craquer, pas tout de suite...attendre!
- Esméralda...donne-moi ce que je cherche…
- Je ne sais pas de quoi tu parles !
- Ton secret ! Donne-moi ce qui me manque pour comprendre !
Soudain son visage changea. Ses traits se durcirent et son teint changea. Dans ses yeux, elle voyait à présent danser le spectre de la mort. L'épée se leva avant de s'abattre sur elle.

Esméralda poussa un cri qui déchira la nuit. Quelques instants plus tard arrivèrent Tante Mattie et Malik, tout deux alertés par le hurlement de terreur de la pauvre femme.
Esméralda pleurait.
- Tante...j'ai voulu...je suis restée un peu plus longtemps...c'était horrible!
- Calme-toi, mon bébé, la consola Tante Mattie en la prenant dans ses bras comme presque toutes les nuits. Essaye de te rappeler comment il était, je veux dire physiquement...
- Mattie, ce n'est peut-être pas le meilleur moment, souffla Malik à l'oreille de sa soeur.
- Si. Si nous voulons tenter d'y voir clair, c'est maintenant ou jamais.
- Il a changé...au départ, il était toujours aussi amoureux, il semblait regretter ce qu'il avait fait. Mais c'est par la suite que son visage est devenu celui d'un autre. Plus foncé, plus méchant...lui, il voulait me tuer!
- Peut-être est-ce là la manifestation d'une personnalité à deux visages, suggéra Malik.
- Non, le coupa Esméralda, devenue plus calme tout à coup. L'autre visage, je sais qui c'est. Je l'ai déjà vu par le passé. Ce n'est pas le même homme, sois en sûr.
Mattie lui caressa le bras afin d'en chasser la chair de poule:
- Tu es sûre de le connaître? Ce n'est pas ton imagination qui...
- Non, Tante: je te dis que j'ai reconnu son visage. Mais sa voix… c’est un espagnol, et il est fort.
Elle replia ses jambes qu'elle enferma entre ses bras avant de poser son menton sur ses genoux, l'air absent:
- ...jamais je n'oublierai ce regard...mais son nom m'échappe encore...pourtant mon coeur me dit que je n'avais rien à craindre de lui, par le passé. Alors pourquoi me fait-il si peur ?
Mattie consola la jeune femme ; ses lèvres brûlaient d’envie de prononcer le nom de l’homme qui pourrait la protéger, ce nom qui la rassurerait sans doute… peut-être était-ce là l’électrochoc qui délivrerait sa mémoire ?
Mais le nom de Cornélius resta au fond de sa gorge nouée…






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